C'est un topos moderne du showbizz franco-québécois : on n'hésite plus à moquer gentiment les voix en or qui proviennent régulièrement de la province francophone d'outre-Atlantique, mais on a oublié depuis longtemps que la voie fut ouverte, il y a plus de soixante ans, par Alys Robi. La chanteuse, qui fut la première grande dame de la chanson et vedette internationale québécoise, surnommée "la Céline Dion des années 1940", vient de décéder.
Alys Robi - Alice Robitaille, de son vrai nom - est morte samedi 28 mai à l'hôpital Maisonneuve-Rosemont de Montréal, à l'âge de 88 ans, selon une annonce faite par son ami et imprésario Roger Sylvain sur Radio-Canada. Aussitôt, les médias canadiens ainsi que le Premier ministre Jean Charest ont fait part de leur tristesse et salué le parcours exemplaire de l'ancienne gloire dont la carrière avait été foudroyée, alors qu'elle avait 25 ans, par un terrible accident de la route qui fit tout basculer...
L'ascension fulgurante de la première grande dame de la chanson québécoise
Née le 3 février 1923 dans le quartier de Saint-Sauveur, à Québec, Alice Robitaille ne mit que quelques années à devenir un phénomène dans sa ville natale : dès l'âge de 7 ans, après avoir déjà écumé galas et événements, elle se produit en 1930 au Théâtre Capitole dans la revue Ten Nights in a Bar Room et commence à chanter en direct à l'antenne de la radio CHRC - quelques années plus tard, elle sera également l'une des stars de l'émission la Veillée du samedi soir, entre atres performances radiophoniques. En 1936, après continué à dessiner sa vocation à coups de cours de chant, de danse et de comédie et de victoires dans des concours, elle rallie le Théâtre National de Montréal et parachève sa formation d'actrice. Intronisée dans la sphère du showbizz, elle évolue au début des années 1940 dans les cabarets montréalais et multiplie les rencontres professionnelles.
Sa cote de popularité explose en 1942, en pleine Seconde Guerre mondiale, notamment à la faveur de sa chanson Tico-tico, mais aussi de ses passages radio (par exemple, l'émission Tambour battant, qu'elle anime) et de ses tournées au sein du corps militaire canadien. Très portée sur la musique latino-américaine et prompte à traduire des chansons en français (Adios muchachos, Brésil, Je te tiens sur mon coeur), Alys Robi signe fin 1944 ses premiers enregistrements : Beguine (Beguin the Beguine), Amour (Amor), Besame Mucho ou encore une nouvelle version de son hit Tico-tico. Sa notoriété est désormais installée, et elle parcourt le monde, demandée dans les plus grandes métropoles, de Rio de Janeiro à Paris en passant par New York.
Destin hollywoodien : au faîte de la gloire, le drame et la maladie mentale...
A la fin de cette décennie faste qui a vu son ascension fulgurante, elle s'installe Hollywood. Et c'est un drame hollywoodien qui vient foudroyer ce beau destin : sur la route de Los Angeles, à hauteur de Las Vegas, Alys Robi est victime en 1948 d'un grave accident de la route, dont découlera une dépression nerveuse qui interrompt sa carrière. Entre situation médicale compliquée et déception amoureuse, elle s'enfonce jusqu'à être internée en hôpital psychiatrique, l'Asile St-Michel-Archange (aujourd'hui le Centre Hospitalier Robert-Giffard). A 25 ans seulement, elle y subit traitements médicamenteux, électrochocs et une lobotomie, traitement de choc des maniaco-dépressifs, dont elle dira : "Je me réveillai guérie et j'ai compris plus tard que j'avais été un des rares cas réussis de lobotomie" (épisode relaté dans Un long cri dans la nuit : cinq années à l'Asile, autobiographie publiée en 1990). Guérie certes, mais pas aux yeux du monde.
Libérée en 1952, elle tente de revenir sur la scène, mais se heurte aux a priori du public sur les maladies mentales, et décide de consacrer son énergie à la défense des droits des malades mentaux, ce qui lui vaudra de recevoir le titre de Lady de la part de la reine Elizabeth II (monarque reconnue par les pays du Commonwealth, dont le Canada), la décorant du Très vénérable ordre de Saint-Jean. Sa carrière d'artiste connaîtra toutefois un second envol tardif dans les années 1970, quand le milieu gay en fait sa star après un passage au cabret La Rose Rouge, puis quand Luc Plamondon lui consacre une chanson hommage, Alys en cinémascope, qu'interprète Diane Dufresne.
En 1989, c'est au tour d'Alain Morisod de donner un petit coup de pouce au destin, lui offrant l'album Laissez-moi encore chanter.
Dans les années récentes, tandis qu'elle continue à se produire avec bonheur, bien des "descendantes" dans le showbizz québécois chantent ses louanges (Isabelle Boulay interpréta ses chansons dans une série télé), et les jeunes générations peuvent redécouvrir le parcours de cette artiste vénérable au travers du film Ma vie en cinémascope (2004).
Dans un entretien accordé au magazine canadien Itinéraire en 2005, Alys Robi évoquait ce film, qui aborde sans pudeur l'épisode psychiatrique de sa vie : "Tous ceux qui ont eu des lobotomies, avant moi, sont morts sur la table d'opération ou sont devenus légumes. J'avais très peur. J'en côtoyais à l'hôpital où je n'avais pas le droit de recevoir des appels de ma famille, ni même d'écrire des lettres. C'était pire que la prison. Vous pourrez voir ça dans le film de Denise Filiatrault. J'ai beaucoup pleuré en voyant cela. Je n'ai pas eu une vie facile, moi. J'espère que le film donnera le goût au public d'aller visiter leurs malades à l'hôpital psychiatrique. On doit s'occuper des malades mentaux plus que de quiconque. Moi, je m'en suis sortie. Mais à ma sortie de l'hôpital, on m'a traitée de malade mentale quand même."
Dans la même interview, à 82 ans, elle refusait de penser à la retraite : "Je suis une étoile, je serai toujours une étoile. Je ne prendrai jamais ma retraite, comme Bob Hope aux États-Unis ou Mistinguette en France. La scène me donne de la vitalité, j'y suis trop habituée. Le public, c'est ma famille, c'est mon amour ! Alors, je continue ! Mes chansons sont devenues des classiques et personne ne se plaint de mes spectacles."