Samedi soir, sur la scène du Palais des Congrès investie par la 27e édition des Victoires de la Musique, L briguera le trophée de la Révélation du public de l'année, distinction dont les votes du public détermineront l'attribution et qu'elle dispute à la preppy Inna Modja, aux envoûtantes Brigitte et à l'acéré Orelsan. "On verra bien", tempère-t-elle presque stoïquement à propos de l'issue à venir, avec tout de même une petite étincelle dans le regard. Ce qui est certain, c'est qu'elle a "hâte" d'y être : "Rien que pour le plaisir de jouer avec un orchestre à cordes, je trouve cela merveilleux. Je suis très heureuse."
Si ce n'est pas la Victoire, son interprétation en direct et dans ces conditions instrumentales de Petite, morceau vertigineux et obsédant extrait de son élégantissime album Initiale, devrait amplement suffire à prouver l'étendue de son talent, qu'ont déjà consacré en 2011 le prix Barbara, reçu des mains du ministre Frédéric Mitterrand, le prix Felix-Leclerc, qu'elle est allée accepter aux Francofolies de Montréal, et... le public, qui a fait de son disque, réalisé avec son complice de longue date Babx, l'une des sensations de l'année tout en allant la découvrir sur scène. Petite, un titre en trompe-l'oeil, inversement proportionnel à la grandeur de L et de la classe de son Initiale, d'ores et déjà gravé(e) en lettres d'or dans les annales de la chanson française. Il suffit de se laisser aller à savourer l'architecture poétique de ses textes, la chair de sa langue, et la vertu de son interprétation pour s'en convaincre.
A quelques jours de son rendez-vous avec les Victoires de la Musique, nous avons rencontré Raphaële Lannadère, alias L, juste avant son 31e anniversaire. Sous les auspices d'un café parisien délicieusement vintage et typique à deux pas du Nouveau Casino, dans le brouhaha d'une fin de journée de la capitale, nous avons évoqué l'album Initiale, délicat, grave, sensible, pictural, poétique, climatique. De parler du présent, beaucoup, de l'avenir, un peu, mais aussi de ces souvenirs qui en ont fourni en partie la matière. Histoire d'esquisser le portrait de la femme derrière l'initiale. Une femme qui mêle avec un naturel rassérénant ce qu'il faut de mystère et une nature franche, qui étudie avec une précision d'orfèvre son art et part volontiers d'un rire tout spontané quand elle s'amuse de quelque chose de "chouette" ou "rigolo". Une artiste qui prend son métier très au sérieux, tel un authentique artisanat fait de technique(s), mais qui ne se prend pas trop au sérieux.
Purepeople : Au pied de la lettre... L pour pseudonyme, c'était la solution de facilité ou parce que ça sonnait bien ?
L : "L, c'est tout en même temps. C'est l'initiale de mon nom de famille, je m'appelle Raphaële Lannadère. Raphaël, c'était déjà pris. Il y a une forme de mystère. C'est un peu désincarné, et comme mes chansons, je crois, ne le sont pas du tout, j'aimais bien l'espèce d'opposition qu'il peut y avoir là-dedans, le fait de laisser les gens s'imaginer ce qu'ils veulent avant d'entendre. C'est rigolo. Je trouve ça assez joli, j'aime bien ce nom ; plus le temps passe, plus j'y suis attachée. Et puis c'est l'initiale du nom de famille de tous mes grands-parents."
PP : La genèse de ton propre répertoire [L a longtemps écumé la scène parisienne en reprenant les grands interprètes, Brel, Barbara, etc.] remontent à quand ?
L : "J'ai commencé à écrire vraiment des chansons vers 2002-2003. J'ai écrit vite quelques chansons qui me plaisaient, mais j'ai mis du temps à construire un répertoire que j'avais vraiment envie de défendre. En 2008, on a sorti un petit six titres, Premières Lettres, qui nous a permis de faire connaître le projet, d'avoir quelques premières radios, quelques rencontres. Mais à l'époque je n'avais ni label, ni manageuse, ni éditeur, ni tourneur. Doucement, les choses se sont faites, et, grâce à ma manageuse, on a débarqué chez Tôt ou Tard. [label indé du désormais président des Victoires, NDLR]"
PP : A-t-il été aisé de s'affranchir de tes modèles ?
L : "Ça n'a pas été facile. J'avais, surtout en termes d'écriture, beaucoup de référents en tête. Je me disais à quoi ça sert, je ne saurai jamais faire mieux ni faire autrement... Et en fait, au fur et à mesure, ça devient un métier, au sens noble du terme, comme quelque chose de manuel, qu'on apprend à faire. Il faut y passer du temps et travailler. Quand cela arrête d'être seulement la grâce mystique qu'on attend, au bon vouloir et au bon hasard des anges qui passent ou pas, c'est beaucoup plus facile, beaucoup plus ludique, parfois moins magique, mais en tout cas ça permet de faire, de refaire, de progresser et d'avancer beaucoup. Plus on travaille, plus on est apte à faire quelque chose qui nous ressemble, artistiquement. Qui ressemble à ce qu'on a envie de raconter. Je considère que c'est de l'artisanat. Et, surtout, que ce sont des chansons, donc il faut vraiment rester calme : ce ne sont que des chansons."
PP : Tu parles de grâce mystique... Tu cultives une certaine forme de spiritualité ?
L : "Je suis assez mystique. Je parle un peu tout le temps à j'sais pas qui - là-haut, en bas, je ne sais pas où ils sont -, enfin bref, aux ancêtres, aux dieux/à Dieu, je ne sais pas... Ça m'arrive souvent. Et certains jours, pas du tout ; je me dis "n'importe quoi, qu'est-ce que c'est que ces conneries"."
PP : Comment naissent tes chansons ?
L : "J'ai souvent une petite idée motrice. Et ça m'arrive souvent, surtout quand j'ai une idée, de me dire : "ma fille, au taf". C'est n'importe quand. Et puis c'est une gymnastique, plus on écrit, plus c'est facile d'écrire. Et plus c'est facile de jeter. C'est bien de jeter. J'ai des carnets entiers de choses dont je ne me sers pas, ou dont j'utilise deux lignes sur 20 pages, parce qu'il n'y a que ça que je considère moins mauvais (rires)."
PP : Babx, l'autre artisan d'Initiale...
L : "J'écris toutes les chansons, paroles et musique. Mais j'ai beaucoup de chance, je suis très bien entourée. Je travaille avec Babx, qui a réalisé l'album, depuis 10 ans. On a réfléchi ensemble à la couleur qu'on voulait donner au disque. Il y a certains morceaux pour lesquels j'avais fait des pré-maquettes, on a gardé certaines choses qu'on aimait bien lui et moi, comme Mescaline, Romance et série noire. Et il y a plein de morceaux... Par exemple, Pareil, j'avais un piano-voix et il l'a transformé en 4 heures de studio, c'était merveilleux, c'est grâce à lui que ça ressemble à ça. Je ne suis pas arrangeuse, je n'aurais pas su emmener cette chanson vers ça."
PP : La couleur d'Initiale, justement, c'est quoi ?
L : "On voulait raconter une histoire d'un bout à l'autre. Que ce ne soit pas juste une succession de chansons sans lien entre elle. On s'est attaché à donner une atmosphère commune, on voulait qu'on ressente que tout avait été fait à la même saison, dans le même endroit et avec les même gens. Ce qui était le cas, en plus. Avec Babx, on a réfléchi à mettre en avant une atmosphère particulière, une pesanteur, une heure de la journée - certainement en fin de journée. [L'automne ?] C'est là qu'on l'a fait, oui."
PP : La force du souvenir et la nostalgie sont à l'oeuvre dans Initiale, album de jeune trentenaire. Sont-ce des souvenirs personnels, empruntés, fantasmés ?L : "Souvent, ce sont des souvenirs de mon enfance. Je fume, Les Corbeaux : c'était chez ma grand-mère, dans la Meuse. Mon frère, bien sûr, qui n'est pas un souvenir - (rires) il est on ne peut plus vivant -, mais ce sont quand même des souvenirs de quand on était gosses. Et il y a le souvenir de ce quartier de Château rouge-Barbès-Pigalle où j'ai beaucoup traîné entre 22 et 27 ans. C'est aussi romancé. Ce sont des souvenirs, mais qui s'adaptent aux besoins de l'écriture, dirais-je. Ce n'est jamais impudique. Ce qui est rigolo, c'est d'y trouver ce qui me manque à moi, et ce qui a priori manque donc à tout le monde, parce qu'on est tous foutus pareil. On a beau se raconter que non..."
PP : Ta famille s'y retrouve ?
L : "Les Corbeaux, chanson qui parle vraiment de la citadelle de Montmédy dans la Meuse où vit ma grand-mère, les premières fois où je l'ai chantée à Noël pour toute ma famille - ma mère est d'une fratrie de cinq, il y a beaucoup de cousins -, je crois que ça les a vraiment beaucoup émus et bouleversés. La Meuse, c'est déjà le Nord, c'est assez taiseux, c'est belge. On ne dit pas ces choses-là beaucoup, alors je crois que cette chanson a dit un peu pour tout le monde quelque chose qu'il y avait à dire, peut-être."
PP : Quelque chose à dire et... la manière de le dire. Parle-nous de ton chant : est-il naturel ou élaboré.
L : "Je chante depuis que je parle, donc il y a quelque chose d'absolument brut et instinctif dans le chant pour moi. Mais j'ai beaucoup travaillé. A 20-22 ans, quand j'ai décidé de faire ce métier-là, j'ai eu la chance de débarquer dans une école géniale qui s'appelle les Globe-Trotters et de travailler avec une femme qui s'appelle Martina Catella, qui est ethnomusicologue, chanteuse, pianiste. Elle m'a appris beaucoup de techniques vocales, notamment à travers les chants du monde et surtout les chants polyphoniques. C'était une merveille, pendant plusieurs années j'ai chanté en choeur des chants corses, des chants tziganes, des chants africains. Il y a un aspect technique que j'ai beaucoup bossé. Et Martina a aussi un rapport très particulier, très beau avec la langue française, peut-être parce qu'elle s'est baladée dans plein d'autres langues, et elle attache une importance très grande à la diction, à ce que la diction même d'une langue raconte. Et chaque personne a une diction particulière. Chez les grands interprètes, c'est ce qui est génial : Piaf, Barbara, brel, Bashung, Brigitte Fontaine, Camélia Jordana, Bertrand Belin, Babx évidemment... Ce sont des gens qui disent la langue d'une façon qui leur est propre. Je ne pense pas avoir travaillé cela, mais j'ai cherché, en travaillant, à gommer ce que j'avais chopé ailleurs, pour essayer de respecter ma prononciation à moi de cette langue-là, le plus naturellement du monde."
PP : Tu cites Camélia-Jordana, pour qui tu as écrit... Comment s'est faite votre rencontre ?
L : "Babx allait bosser dessus et les copains en parlaient en disant "Ah, elle est géniale, la petite!". A l'époque, elle avait 16 ans, c'est pour ça que je dis "la petite" parce qu'elle avait 16 ans à l'époque, elle est grande, très grande. Je suis tombée amoureuse de sa voix et j'ai eu envie de lui écrire une chanson. J'ai écrit Je Parle, vraiment pour elle, c'est-à-dire que j'ai imaginé ce que moi j'aurais aimé chanter à 17 ans. Et c'est Babx qui l'a réalisée."
PP : L'année 2011, les honneurs, l'accueil de l'album... Tout a changé ?
L : "Ça change tout. Jusque là, on avait fait beaucoup de scènes, à 3. Quand on en faisait beaucoup, on en faisait 4-5 par mois, sur deux ans ça finit par faire des dates et de la route. Là, fin 2011, en deux mois et demi, on a fait plus de cinquante dates. C'est pas pareil... C'est chouette. J'ai adoré les deux mois et demi qu'on a passés à l'automne, c'était merveilleux, mais parce que j'ai une équipe exceptionnelle. On est ensemble sur la route, neuf à graviter les uns autour des autres avec beaucoup de douceur et d'amitié, donc c'est très facile, très chouette."
PP : Tu as sans doute atteint aussi un nouveau public avec Jalouse et son clip...
L : "Pour des gens qui ne me connaissent pas du tout et qui seraient tombés sur ce clip sur M6 ou ailleurs, ils n'ont pas dû savoir une seconde ce que je chantais, ce que je racontais. Elle fait du bien dans l'album, je l'aime bien, elle est plus légère, l'arrangement est génial, très sixties."
PP : En concert, le changement est perceptible ?
"Ah ouais (enflammée) ! C'est incroyable ! C'est drôle, je suis très étonnée... Les Corbeaux, par exemple, c'est incroyable l'écho qu'elle a, comment les gens l'attendent et la connaissent. J'ai l'impression que ça touche tous les gens qui ont eu un endroit de l'enfance à un moment de leur vie auquel ils ont été attachés et où ils ne vont plus. C'est pas rare, tout le monde a une histoire dans une campagne française (...) C'est le jour et la nuit. Il y a encore plein de gens qui ne me connaissent pas du tout et viennent me découvrir, mais aussi des gens qui viennent parce qu'ils aiment l'album et veulent me découvrir sur scène, c'est un vrai plaisir. Maintenant, dans la rue, au quotidien, ça m'est arrivé quatre fois que quelqu'un me dise quelque chose, et je n'y tiens pas spécialement d'ailleurs."
PP : Si L n'était pas chanteuse...
L : "Pas la moindre idée. Journaliste, peut-être ?"
PP : Et si L était une autre chanteuse ?
L : "La Callas."
Propos recueillis par Guillaume Joffroy