Début des années 1990. Madame Claude, la plus célèbre des proxénètes, dort à Fleury-Mérogis où elle purge une peine de prison pour proxénétisme aggravé. Acculée par une somme faramineuse qu'elle doit au fisc, ce qui lui avait valu une première condamnation et une fuite aux États-Unis, Madame Claude est prête à se raconter. Sa confidente sera l'écrivain Eve de Castro.
Dans les pages du Point du 21 janvier 2016, cette dernière raconte les souvenirs de ses rencontres avec celle qui devait mourir à 92 ans, dans l'anonymat le plus total, le 19 décembre dernier, après avoir assouvi les désirs des puissants de ce monde à travers son réseau de prostituées de luxe.
Les rencontres se feront chez l'écrivain, alors que Madame Claude bénéficie de permissions pour entrer en contact avec des éditeurs. Fidèle à sa légende, elle se présente à 70 ans aussi classe que l'on pouvait imaginer celle qui dirigea l'un des plus grands réseaux de prostituées au monde. Charismatique, elle scrute son hôte et impose son ton, tout à la fois cynique et drôle. Tout en contrôle, aussi bien dans ses postures, ses gestes que ses mots, Madame Claude raconte. "Une manipulatrice professionnelle", note Eve de Castro.
A cette dernière, elle raconte sa peur et une énième histoire sur sa famille. Elle évoque sa jeunesse chez les bonnes soeurs, "des salopes" qui lui "ont appris les bonnes manières", son père, qui tenait un bistrot, et l'arrestation de celui-ci en 1940 alors qu'elle n'a que 17 ans. Elle se rappelle des journées passées à la mairie d'Angers malgré la peur, dans une ville occupée par les Allemands, à réclamer un père dont on ne lui rendra que le cadavre au bout d'une semaine. Ailleurs, elle parlera d'un père ingénieur, de la déportation à Ravensbrück. Une autre fois, elle se rappellera de son père ouvrier...
A Eve de Castro, elle confiera son seul et unique grand amour, René Girier dit René la Canne, une légende du milieu qu'elle rencontre à Paris, où elle fait le trottoir dès 1942. L'homme connaît du monde à tous les étages, dans le milieu, dans la police, chez l'occupant. Il la protège à l'issue de la guerre. Après lui, rien. En 1951, Fernande Grudet quitte le trottoir pour monter son réseau. "Je n'étais pas jolie et je n'aimais pas coucher, mais je mentais très bien. C'est ce que les femmes doivent apprendre en priorité : faire semblant", dit-elle ainsi, sorte de théorie de la prostitution...
L'argent, il sera le leitmotiv de tout ce qu'elle entreprendra. Les filles qu'elle éduque, qu'elle transforme au gré des opérations de chirurgie esthétique, les vêtements de luxe... des investissements. Qui rapportent. "Avec tout ce que j'ai gagné, regardez où j'en suis", confie-t-elle amère. Les affaires prospèrent, les clients redemandent de cette prostitution de luxe dans laquelle elle excelle. "Sortie du sexe, je n'ai pas le sens des affaires", conclura-t-elle après s'être fait escroquer en tentant de monter une affaire légale.
Et le sexe dans tout ça ? Elle l'exècre, alors que ses filles devaient passer des tests, notamment avec Jacques Quoirez, le frère de Françoise Sagan, avant d'être confiées à des "dresseurs". Idem pour les hommes, qu'elle méprise plus que tout. "Il faut être con, ou tordu, vraiment, pour payer une fortune une partie de jambes en l'air", dit-elle avant de raconter ses souvenirs, dont celui de ce "puissant quinquagénaire à quatre pattes picorant le grain que lui jette une fermière en jarretelles".
Ces filles font sa réputation, sont envoyées aux quatre coins du monde après un apprentissage strict : "Je les travaillais parfois une année entière. Quand je les lançais, elles étaient parfaites." Parmi elles, des jeunes femmes devenues actrices célèbres, des personnes de la haute... "Celle-là, je me suis longtemps demandé si on allait y arriver, se souvient-elle ainsi en évoquant une "femme du monde" citée par Eve de Castro. Rien à retoucher, mais elle avait des bras de singe et une démarche effrayante. Je l'appelais King Kong. On se voit à l'occasion, avec X (qui a épousé un prince du désert) et Y (mariée à un puits de pétrole texan). On rigole, on se rappelle..."
Toutes les femmes se vendent. Elles ouvrent leurs cuisses pour des cadeaux, du confort, de la tendresse, de la sécurité. Les hommes achètent, pauvres couillons.
Ses clients, par leurs position ou leur fonction, sont une mine de renseignements que Madame Claude monnaie contre protection auprès des autorités. "Une fois à poil, le pouvoir est à celui qui le prend. Mes petites, je leur apprenais à le prendre. C'est pour ça qu'elles s'en sortaient si bien", dira-t-elle encore, ajoutant : "Je tenais tous ces types dans ma main."
A sa dernière rencontre avec Eve de Castro, Madame Claude lui proposera de travailler avec elle. Elle lui révélera alors que "nombre de jeunes femmes très comme il faut" venaient la trouver, "parce qu'elles s'emmerdaient avec leur conjoint, pour se payer des babioles, par goût de l'interdit, par curiosité". Elles ne travailleront finalement jamais ensemble.
Et Eve de Castro de se souvenir à son tour pour Le Point de cette tirade de la plus célèbre des proxénètes : "Toutes les femmes se vendent. Elles ouvrent leurs cuisses pour des cadeaux, du confort, de la tendresse, de la sécurité. Les hommes achètent, pauvres couillons, mais c'est un marché de dupes, personne n'y trouve son compte. Moi, au moins, j'offrais du bonheur de très bonne qualité !"
Eve de Castro, Mes conversations avec Madame Claude, sont à retrouver dans Le Point du 21 janvier 2016