Néo n'est plus. Intronisé action man ultime du nouveau millénaire avec la Matrice, Keanu Reeves était parvenu au sommet de la pyramide hollywoodienne, star d'une franchise démente qui a bouleversé la face du blockbuster. Aussi bancals soient-ils, les trois films des Wachowski représentaient l'apothéose d'une carrière hallucinante, propulsée par les cartons de Point Break (1991) et Speed (1994) avant de s'épanouir chez Francis Ford Coppola, Stephen Frears, Gus Van Sant et Bernardo Bertolucci. Mais curieusement, dix ans après Matrix Revolutions (2003), Keanu Reeves est passé sous les radars, probablement plus par choix que par accident.
La brise
En hawaïen, Keanu est une "brise fraîche au-dessus des montagnes". En termes hollywoodiens, c'est une véritable success story. Né au Liban, abandonné par son père trafiquant d'héroïne, dyslexique et turbulent, trimballé de divorce en divorce, marqué par la maladie de sa soeur puis la mort de la femme qu'il aimait, il s'est créé un statut à part dans l'arène hollywoodienne, à mi-chemin entre le bad boy solitaire et le comédien intello.
Après avoir rêvé d'une carrière dans le hockey à Toronto, il se consacre finalement à la comédie, ayant tourné des publicités dès l'âge de 9 ans. Youngblood (1986) marque ses premiers pas dans un film de studio, où il donne la réplique à Patrick Swayze et à Rob Lowe. Armé de son ambition, il débarque à Los Angeles, pistonné par son beau-père réalisateur. Après un petit rôle dans Les Liaisons dangereuses (1988) avec Glenn Close, il est remarqué dans la comédie Bill & Ted's Excellent Adventure (1989) et sa suite Les Aventures de Bill et Ted (1991) avant d'exploser dans le phénomène Point Break (1991) où il retrouve Patrick Swayze. Terrorisé à l'idée de sombrer dans les navets avec son allure de bel étalon, il prend une autre direction.
Les choix
Bankable mais attiré par les auteurs, il enchaîne deux films indépendants de Gus Van Sant, My Own Private Idaho (1991) et Even Cowgirls Get the Blues (1993). Il tourne Little Buddha (1993) de Bertolucci et Beaucoup de bruit pour rien (1993) de Kenneth Branagh, revenant dans la machine hollywoodienne pour le Dracula (1992) de Coppola. Lorsque le scénario de Speed (1994) arrive entre ses mains après être passé entre celles de toutes les stars, il refuse cette fade copie de Piège de cristal (1988). Retravaillé par Joss Whedon, le film le convainc de retrouver l'adrénaline des cascades. Produit pour 30 millions, Speed en rapporte 350 dans le monde. Crédibilisé par les auteurs du moment et les compteurs des studios, Keanu Reeves refuse Speed 2 et se place parmi les acteurs les plus intéressants.
La chance
Passé inaperçu, Johnny Mnemonic (1994) annonce sans le savoir Matrix (1999) avec ses histoires de pirates informatiques et de réalité augmentée. Après quelques années creuses, Keanu Reeves décroche le rôle de Neo dans le film de science-fiction, là encore passé entre les mains de tous les acteurs en vue - Will Smith, Nicolas Cage, Val Kilmer, Brad Pitt ou encore Johnny Depp. À l'époque, les Wachoswki ont seulement réalisé l'amusant Bound (1996) et leur scénario est clairement un pari risqué dans une industrie rarement prête à assumer les histoires complexes. Mais Keanu Reeves remporte une deuxième fois un match auquel personne ne prêtait attention. Le film rapporte presque dix fois plus que son coût, ouvrant une nouvelle porte de la science-fiction et devenant un phénomène sans précédent.
Avant d'attaquer les suites Matrix Reloaded (2003) et Matrix Revolutions (2003) tournées dans la foulée, l'acteur prouve que ses réussites sont plus liées au hasard qu'au talent. The Watcher (2000), Sweet November (2000), Intuitions (2000) et Hardball (2001) se suivent et se ressemblent dans leur absence d'intérêt. Pire encore, le box-office reste insensible à Keanu Reeves sans son blouson de cuir. Mais la tempête Matrix avale absolument tout et personne ne veut voir l'acteur ailleurs. Attendu comme le messie, le deuxième film est écrasé par ses propres ambitions et six mois plus tard, la conclusion confirme que l'affaire était bien plus intéressante en théorie qu'en pratique. Le monstre Matrix s'est écroulé sur lui-même, et rien ni personne n'en réchappe. Carrie-Anne Moss repasse sous les radars, Laurence Fishburne est cantonné aux seconds, les Wachoswki se plantent royalement avec Speed Racer (2008) et Keanu Reeves perd la boule.
La question
Premier rôle d'importance accepté par l'acteur en sortant de la matrice, la série B Constantine (2005) est tout sauf mémorable. Preuve que son statut est très bancal, le fascinant A Scanner Darkly (2006) se plante au box-office tandis que la bluette Entre deux rives (2006) avec Sandra Bullock ne fait aucune étincelle. Et Le Jour où la Terre s'est arrêtée (2008) avec Jennifer Connelly est la preuve indiscutable que Keanu Reeves ne sait plus quoi faire de lui-même et peut accepter à peu près tout et son contraire. Chose que confirment le polar Au bout de la nuit (2008) avec Forest Whitaker, le drame Les Vies privées de Pippa Lee (2009) et la comédie Henry's Crime (2010).
La Matrice est refermée depuis dix ans et Keanu Reeves est dans un no man's land hollywoodien. Mais à 47 ans, l'acteur pourrait trouver son salut dans les cascades. Attendu en samouraï dans 47 Ronin, il est passé derrière la caméra pour Man of Tai Chi, un film d'action où il est également acteur. L'occasion unique de savoir ce que vaut vraiment cette star hollywoodienne un peu trop décalée pour rentrer dans la norme.