Willkommen, bienvenue, welcome. Ou plutôt willkommen zurück, bienvenue à nouveau, welcome back. Le musical culte de Broadway Cabaret revient dès ce soir, jeudi 6 octobre, à Paris, sur les planches du théâtre Marigny, après avoir conquis 350 000 spectateurs sur celles des Folies Bergère entre 2006 et 2008. S'il ne fallait sortir qu'une fois dans les prochaines semaines, ce serait là-bas, zum Kabaret.
Une reprise, du sang neuf
Le Kit Kat Club, après une journée presse ce jeudi, va rouvrir ses portes pour cette soirée de gala, tel que mis en scène par Sam Mendes et Rob Marshall, dont la continuité est assurée par leur émissaire aux traits juvéniles, l'Américain BT McNicholl, metteur en scène délégué qui fit partie de l'équipe créative originelle, et le Français Frédéric Baptiste, metteur en scène résident, qui, comme le précédent, oeuvrait sous l'égide de Sam Mendès lors de la création parisienne en 2006. Deux nouveautés de taille à signaler toutefois : ce monument du musical qu'on doit au tandem Fred Ebb/John Kander (Chicago) et créé pour la première fois en 1966, fort de son succès surprise préalable en France et surfant sur l'essor populaire des spectacles musicaux, partira en tournée pour quatre mois à partir de janvier 2012, au terme de sa résidence parisienne ; d'autre part un petit nouveau qui fait office de tête d'affiche rejoint la distribution... Emmanuel Moire succède effectivement à l'excellent Fabian Richard (vu depuis dans Hair ou Bonnie & Clyde) dans l'accoutrement et l'exubérance du maître de cérémonie, Emcee. Un rôle mythique qui avait valu quelques lauriers à son prédecesseur...
Tour de chauffe
Le mois dernier, c'est dans la touffeur (pour cause de climatisation en panne) des salons de Mogador, mais sous le regard du directeur de Marigny, Pierre Lescure, que toute la troupe, qui enchaînait alors les filages depuis quelques jours, donnait un aperçu de sa forme et ramenait, en pleine lumière, l'ambiance sulfureuse et extravagante du Kit Kat Club. L'occasion de se laisser distraire, puisque c'est bien le propos de Cabaret, du contexte accablant (fine observation d'un Pierre Lescure extatique), de se laisser envoûter par ces provocant(e)s pousse-au-crime. Et, bien sûr, de découvrir Emmanuel Moire dans sa nouvelle peau.
C'est lui, justement, qu'on attend pour ouvrir le bal de la décadence, quand débute le morceau d'ouverture : Willkommen. Une scène d'exposition culte qui devrait révéler immédiatement si la recrue, qui joua autrefois la comédie dans Le Roi Soleil, a le profil. Long imper en cuir sur sa peau presque nue, fixe-chaussettes et short Nike dessous (une tenue de répèt', quoi), maquillage même pas outrancier, le voici qui prend place derrière une porte, en surgit tel un beau diable libidineux. Il s'empare de ce rôle monstrueux (qu'on parle de ses créations sur scène ou de son adaptation et son incarnation par Joel Grey dans le chef-d'oeuvre cinématographie de Bob Fosse) avec une jubilation palpable, halpague le public de journalistes restreint avec une malice bien domptée et une sexualité bien exaltée. Un galop d'essai aussi convaincant qu'aguicheur. Emmanuel Moire fera un second passage, dans un tout autre registre, sur le bancal Je m'en fous. Une chanson-soliloque profonde, que le chanteur dote d'une interprétation vocalement impeccable, habitée et dépouillée, peut-être encore un peu tendre, un peu "pop". Mais sur la bonne voie.
La tension sexuelle retombait alors avec un moment de théâtre mettant en scène la rencontre de l'américain Cliff Bradshaw (Geoffroy Guerrier) et l'allemand Ernst Ludwig (Patrick Mazet), jalon narratif très bien dosé. C'est ensuite la mièvrerie échevelée, délicieuse comme un fruit acidulé, du couple formé par Catherine Arditi et Pierre Reggiani qui nous emporte : les doyens du spectacle, duettistes en symbiose sur la chanson saugrenue Un ananas, sorte de compliment amoureux qui est une parenthèse onirique dans l'ensemble. Ils reviendront quelques minutes plus tard "Mariés", reprenant leur romance douce tandis que le Kit Kat Club déploie ses extravagances en toile de fond.
Comme on se retrouve...
Mais la vraie claque, c'est encore une fois Claire Pérot qui l'assène. Au point qu'on se demanderait presque comment elle a pu se commettre, avec talent certes, dans le rôle de Constance dans Mozart l'opéra rock, tant elle est taillée pour celui, rugueux, déchirant, dérangeant, de Sally Bowles. Accompagnée par les filles du Kit Kat Club, des danseuses-choristes-instrumentistes aux profils hétéroclites qui composent un harem sauvage irrésistible, elle nous rappelle, avec cet explosif Mein Herr (qui fait penser par instants au Big Spender de Sweet Charity), pourquoi on lui a jeté tellement de fleurs il y a quelques années. Elle reprend ce rôle comme s'il ne l'avait jamais quittée. En conclusion de cette première présentation presse, Claire Pérot enfonçait le clou en solo, funambule hypnotique, avec la chanson titre Cabaret. Enjoleuse et agressive, sexy et délicate, fatale, l'oeil magmatique et le corps névrosé, elle dégage une énergie folle (qu'il lui faut quelques longues secondes à décharger, une fois son numéro fini), qui parcourt toute la palette, de la plus subtile nuance au râle le plus rageur. Une Sally magistrale, dans un tableau phénoménal. Bravo.
On a évidemment hâte de découvrir le spectacle dans son intégralité et dans sa scénographie, mais ce sont surtout les impressions du nouveau Emcee, Emmanuel Moire, que nous avons recueillies sur le vif. L'occasion de nous laisser contaminer par la fièvre libératrice du chanteur, rigolard et exalté, surexcité, surexcitant et cash sur cette nouvelle expérience vécue comme une révélation personnelle et artistique.
Interview d'Emmanuel Moire, Emcee de Cabaret
Emmanuel Moire est-il facilement devenu le Emcee ?
"Je vais m'éclater comme un petit fou, j'avais vraiment besoin de ça !"
"J'ai eu énormément la pression. Celle qui existe là, et celle que je me suis rajoutée. Vous savez comment ça fonctionne en France : on a l'habitude de mettre les gens dans des petites boîtes, et que moi j'étais pas forcément dans la boîte du Cabaret et du Emcee - je vous épargne tous les commentaires possibles et imaginables. Et il a fallu que je dépasse ça, parce que ça m'a complètement fermé au début, quand je suis arrivé aux répétitions, j'étais chargé de tout ça, de tous les trucs un peu négatifs. Et l'équipe américaine m'a rappelé très rapidement que si j'avais été pris, c'est parce qu'ils sentaient que tout ce dont on avait besoin pour le Emcee, j'avais tout ça en moi et qu'il était temps que je le sorte. Il s'est passé énormément de choses libératrices, et je me suis rendu compte très vite que oui, toutes les facettes du Emcee dont on a besoin, je les ai en moi, mais je les ai jamais utilisées. C'est même dommage. On va dire qu'il était temps que je sois sur un projet qui me permette de lâcher énormément de choses, qui sont peut-être à l'opposé de ce qu'on peut imaginer de moi et de ce que j'ai pu jouer. Je trouve ça très libérateur pour moi, et pour le rôle, parce qu'à partir du moment où tu es sur scène, le Emcee s'en fout de tout, lui il est libéré dans tous les sens du terme, et il s'éclate. Et je trouve ça super bien, aujourd'hui, après une carrière... quelle qu'elle soit, celle que j'ai en tout cas, un parcours assez atypique, de jouer un rôle qui me fait du bien personnellement et artistiquement, qui me fait grandir, qui me fait aller vers d'autres choses. Je pense que je vais m'éclater comme un petit fou, j'ai beaucoup de travail encore, mais ça me fait du bien. En fait, j'avais vraiment besoin de ça."
Un drôle de rôle de composition, non ?
"C'est super jouissif de sentir que tu contrôles..."
"C'était pas facile du tout. On se conditionne, parfois : "non, moi je sais pas faire ça, je sais pas faire ça, je sais pas faire ça. Quand je suis à un casting : "non mais vous savez, moi je ne suis pas comédien." Et en fait, à force de travailler depuis trois semaines je me suis dit : "Mais t'es con ou quoi ? C'est toi-même qui t'es juste dit que tu étais incapable de faire quelque chose, et tu t'es fermé énormément de portes." Comme par rapport à la danse, au corps, par exemple. Et dans le rôle, ça ne demande que ça. Le Emcee, il est partout, il commente, il dirige, il est avec les gens, il avec les de scène, c'est un vrai rôle de composition, quelque chose de complètement extravagant. Pas forcément le côté diva, folasse, ce n'est pas le créneau où je veux l'amener, mais il y a une liberté visible du début jusqu'à la fin chez lui. Et c'est tout con, mais mes potes, les gens qui me connaissent vraiment, pour eux, c'est évident. C'est cool quand même, je vais pouvoir me servir de qui je suis pour être au service d'un personnage. C'est super de pouvoir faire des choses sur scène qu'on peut pas se permettre dans la vie. C'est jouissif de pouvoir le faire sur scène avec des gens que tu ne connais pas, d'aller les déranger un peu. On a tous peur de ça quand y a un mec qui vient dans le public : "pourvu qu'il me choisisse pas !" Là, pour moi, c'est l'inverse : "Tiens, toi, là. Ça sent la peur, viens avec moi." C'est génial, c'est super jouissif de sentir que tu contrôles les choses."
Qui contrôle qui ?
"Il faut savoir parfois débrancher. Si, ça arrive que deux trois amis me disent : tu veux pas arrêter, là ? Mais forcément, j'en rêve la nuit, parce que ça me demande une attitude, une façon de marcher, de parler, de regarder qui n'est pas moi à la base, même si j'ai ça en moi. Alors effectivement, je pense que ça va déborder un peu, et il va falloir prendre un peu de recul. Mais c'est comme ça qu'on devient le personnage, pour, sur scène, pas être le Moire mais le Emcee, c'est fou."
Conditions de casting
"Franchement, je ne m'y voyais pas du tout !"
"C'est un directeur de casting que je connais depuis longtemps, Bruno Berberès, qui m'a appelé en me disant 'le casting de Cabaret s'ouvre, est-ce que ça t'intéresse ?'. Euh... Si je me remets trois mois en arrière, je suis pas vraiment euphorique comme je le suis aujourd'hui. J'étais là 'hum, j'sais pas' ; franchement, je ne m'y voyais pas du tout. Et surtout, j'avais une image très bizarre de Cabaret, j'avais une image du film, je n'avais pas vu la pièce, et le Emcee du film est métaphorique : il est asexué, sans identité sexuelle... C'est pas du tout celui de la pièce, qui déborde de cul et de sexe à tire-larigot. J'ai rencontré la production, le metteur en scène résident français, qui m'a fait travailler, pour voir si c'était faisable avant de me présenter devant les Américains. Déjà, le propos de la pièce m'a énormément touché par rapport à ma vie personnelle, sur différents sujets comme la discrimination. Ça m'a chargé. Je me suis dit ce rôle, en fait, pour plein de raisons, pour ce que je venais de vivre, je dois le faire, je veux le faire, il faut que je le fasse. Plus que d'autres. Une espèce de volonté, par rapport à un moment dans ma vie... Ça me faisait flipper autant : "Est-ce que je vais en être capable ?", toutes les questions sont venues après. Puis j'ai rencontré les Américains, ça a duré une journée, deux journées, trois journées. Ils me laissaient travailler pendant deux heures, et je revenais. C'était pas un casting où tu fais trois secondes et puis "au suivant", ils savent voir ce que ça peut devenir."
Du Roi Soleil à Cabaret
"Le costume, ça aide. Effectivement, c'est pas la même chose que ce que j'ai connu à l'époque du Roi Soleil, que je ne regrette pas du tout, je ne crache pas du tout dans la soupe : à l'époque, j'étais capable de faire ça, et si on m'avait proposé Cabaret il y a cinq ans, j'aurais été incapable de le faire, à plusieurs égards. Aujourd'hui, ça tombe pile-poil au bon moment."
Comment s'est intégré le petit nouveau de la troupe ?
"Je ne suis pas pris pour me faire des copains"
"Ça ne s'est pas fait comme ça, ça c'est fait sur le long terme (il regarde par-dessus son épaule, rires). C'était particulier pour plein de raisons, parce qu'on ne m'attendait pas là, et aussi parce que la troupe était nostalgique de ce qu'elle a vécu - ils reviennent tous sauf Fabian. Je ne suis pas là pour prendre la place de quelqu'un d'autre, pour faire oublier les autres, ça ne m'intéresse pas, je suis là pour faire autre chose. Alors au début, tous un peu sceptiques, c'était un peu particulier. Puis ça s'est fait naturellement. Moi, déjà, je suis très touché par les artistes, par Claire, par Catherine, par Pierre, je trouve que ce sont des gens qui apportent quelque chose, avec leur identité et avec leur personnage. Ce qui me donne envie d'être meilleur à chaque fois. Au fur à mesure, j'ai lâché tout ça, parce que j'étais comprimé, et je prends ma place, tranquillement, pour devenir mon Emcee. Eux sont touchés par mon travail, moi je suis touché par le leur. Ma place je la prends, ils me la laissent. Je ne suis pas pris pour me faire des copains, je suis pris pour faire mon travail et j'ai envie de le faire bien, mais au fur à mesure ça nous rapproche."
Côté physique ?
"Un rôle de compèt' !"
"Le rôle d'Emcee, c'est de la compèt' ! Il y a de la danse, des changements rapides... Ça me demande beaucoup, il y a plein de choses que je ne pensais pas être capable de faire, j'étais que dans la plainte, et en fait je me dépasse. J'aime beaucoup, c'est un vrai défi. C'est tout ce dont j'avais envie et besoin. Pour toutes ces raisons et pour la troupe, je suis très fier."
Cabaret a éludé d'autres projets ?
"En sortant, je ne vais pas être le même mec"
"Oui. Tu veux savoir quoi ? Non. (rires) J'étais en train de travailler sur un prochain disque, mais c'était pas le moment. C'était tellement compliqué, ça prenait trop de temps, ça ne se passait pas comme je voulais... Alors je vais vivre d'abord cette aventure qui va me nourrir autrement, qui va m'apporter d'autre choses, jusqu'au projet suivant. J'aime prendre un projet après l'autre. Celui-ci me demande beaucoup, et je n'ai pas envie de penser à autre chose. Ces moments, ça va passer super rapidement, à partir du moment où on va commencer à jouer trois mois à Paris, quatre mois en tournée, j'ai envie d'en profiter au maximum. Ça va forcément déboucher sur des projets que je n'avais pas imaginé, parce que c'est évident qu'en sortant de cette aventure-là, je ne vais pas être le même mec. C'est super libérateur, ça va changer plein de choses."
Il te reste des choses à libérer ?
"Là ? Je crois que je vais arriver au bout. Oui, je pense que déjà, j'aurai bien fait le tour."