Groc coup de blues pour le blues, une autre de ses très grandes légendes, la dernière enracinée aux sources du genre, vient de s'éteindre : David 'Honeyboy' Edwards, icône et légende du blues du Delta du Mississippi, dont il était le vénérable doyen, est mort de sa belle mort, d'une crise cardiaque survenue à 96 ans, dans la matinée lundi 29 août 2011, à son domicile de Chicago, laissant notamment une fille (Betty Washington), une belle-fille (Dolly McGinister) et sept petits-enfants.
Son manager de longue date, Michael Frank (Earwig Music Company), a annoncé la funeste nouvelle, lui qui avait déjà dû révéler l'état de santé déclinant du bluesman quelques semaines auparavant : la condition de David Edwards s'était sérieusement dégradée dès le mois de mai, l'obligeant à annuler tous ses concerts (programmés jusqu'en novembre), et Frank Michael avait fait savoir le 17 juillet dernier que la légende du blues se retirait de la scène.
Très vite, le site officiel de l'artiste a fait paraître, sous le titre The World don't owe me nothing ("Le monde ne me doit rien") et les illustrations de certains de ses awards (notamment le Grammy décerné en 2010 pour l'ensemble de sa carrière), un faire-part de décès, annonçant une veillée funèbre publique le 1er septembre et un service privé le lendemain :
"David Honeyboy Edwards, le dernier des grands bluesmen du Delta du Mississippi, est mort. Ce matin, lundi 29 août 2011, vers 3 heures du matin, tandis qu'il se reposait paisiblement chez lui, Honeyboy s'en est allé au paradis du blues. Il a vécu une longue et intense vie, et il se sentait en paix. Il aimait à dire "Le monde ne me doit rien". Peu avant son 96e anniversaire, il avait donné ses derniers concerts, au Juke Joint Festival et au Cathead Mini-Festival de Clarksdale, les 16 et 17 avril 2011. Avant que sa santé se dégrade fin avril, Honeyboy avait programmé nombre de concerts à Chicago, aux Etats-Unis et en Europe, notamment aujourd'hui même au Millennium Park de chicago pour une série de concerts de midi. Son manager Frank Michael avait dû annuler toutes ces dates en raisons de son état déclinant. Honeyboy a gardé l'esprit vif jusqu'à la fin, racontant des histoires et montrant la dextérité de ses mains." Et c'est bien cela que les annales du blues se feront un plaisir de retenir : son talent de guitariste, et son talent de conteur. En 1997, il rédigeait et publiait d'ailleurs des mémoires et un album éponyme, The World Don't Owe Me Nothin' : The Life and Times of Delta Bluesman Honeyboy Edwards, narrant souvenirs d'enfance (ou comment il apprit à jouer de la guitare en 1929 en regardant son père et en lui prenant dès qu'il pouvait l'instrument acheté pour 8 dollars à un paysan), tableaux de la vie paysanne de ses parents dans le décor des cultures de coton et d'une Amérique ségrégationniste, itinérance dans le Sud et arrivée à Chicago dans les années 1950.
Son manager Frank Michael, joueur d'harmonica rencontré en 1972, est intarissable sur... la volubilité intarissable de David Honeyboy Edwards, qui avait pour habitude de raconter bien des histoires à son public entre ses chansons, sur scène : "Il avait une mémoire photographique du moindre détail de sa vie. Et comme ça jusqu'à sa mort. Il avait tant d'histoires, comparé à d'autres musiciens, et il était capable de les raconter." Cette vie passée à bourlinguer, à vadrouiller ("rambling"), n'aura cessé que quelques mois avant la fin. A 80 ans passés, Honeyboy, qui tenait son surnom de la manière dont sa mère l'appelait lorsqu'elle demandait à sa grande soeur de le surveiller alors qu'il faisait ses premiers pas, continuait à se produire généreusement.
L'une de ses plus belles histoires, si ce n'est celle de la vie entière de ce fils de cultivateur et petit-fils d'esclave devenu monument du blues, était à n'en pas douter celle de son amitié avec une autre légende du blues, Robert Johnson. Né à Shaw dans le Mississippi en 1915, David Edwards avait entamé sa vie de musicien nomade dès ses 14 ans, en compagnie du bluesman Big Joe Williams. Une aventure au cours de laquelle son chemin croisa celui de Robert Johnson, probablement le chanteur de blues le plus essentiel qui fut, de cinq ans son aîné. La légende veut que Honeyboy était présent lorsque son ami Robert Johnson a descendu le verre de whisky empoisonné qui lui fut fatal, à 27 ans (plusieurs versions se disputent les faits, mais une femme est au centre).
De cette condition itinérante, qui le vit jouer avec d'autres spécimens du Delta tels que Charley patton, Tommy Johnson ou Johnny Shines, il livrait un récit épique, comme le citait l'historien du blues Robert Palmer dans un ouvrage de 1981, Deep Blues : "Le samedi, un gars comme moi ou Robert Johnson, guitare sur l'épaule, allait dans un de ces petits patelins, jouer pour quelques sous. Parfois, eh bien, vous pouviez attirer tellement de gens que cela bloquer la rue entière. La police arrivait, et je partais jouer dans une autre ville. Mais la plupart du temps, elle nous laissait jouer. Parfois, un gérant de magasin nous filait quelques dollars pour qu'on joue le samedi après-midi. On faisait de l'auto-stop, on sautait de camion en camion, ou, sinon, on allait jusqu'à la voie ferrée, on pouvait attraper un convoi pour Saint Louis ou Chicago. Ou on pouvait apprendre où ça embauchait - une route en chantier, une voie ferrée, un barrage, une ferme où bossaient beaucoup de gens. On pouvait aller là-bas et jouer, tout le monde nous donnait un peu d'argent. Du coup, je n'avais pas d'attaches. Chez moi, c'était n'importe où. Là où ça se passait bien, je restais ; là où ça se passait mal, je partais."
David Edwards débarque à Chicago à la fin des années 1940, joue dans de petits clubs, dans les rues, collabore avec de grands noms tels que Howlin' Wolf et Muddy Waters (et, plus tard, avec Willie Dixon et Buddy Guy), et commence à enregistrer. Il laisse derrière lui une quinzaine d'albums, contenant des morceaux tels que Who May Be Your Regular Be, Long Tall Woman Blues, Gamblin Man et Just Like Jesse James.
Celui qui fut l'un des premiers bluesmen du Delta du Mississippi à jouer avec un saxophoniste et un batteur avait reçu plus d'une consécration, intronisé au Blues Hall of Fame en 1996 et distingué en 2002 par le National Endowment for the Arts, mais aussi récompensé par un Grammy Award en 2008 pour le meilleur album de blues traditionnel (Last of the Great Mississippi Delta Bluesmen: Live in Dallas), et un autre pour l'ensemble de son oeuvre en 2010. Entre-temps, il avait eu l'honneur de jouer pour la prestation de serment du président Barack Obama en 2009.Le dernier lien avec la première génération de bluesmen du Delta du Mississippi, berceau du genre, vient de se rompre. "Ce pan de l'histoire de cette génération, dorénavant, les gens devront le lire", a constaté avec émotion Frank Michael. Ils ne pourront plus faire l'expérience de la façon dont ces gars jouaient, autrement que par quelqu'un qui l'aura appris ailleurs qu'en écoutant un disque."