Peu de chances que vous connaissiez son nom ; peu de risques que vous ne connaissiez pas sa voix : Jack Ely enregistra en 1963 avec son groupe The Kingsmen, pour trois fois rien, Louie Louie, chanson de la légende du rythm and blues Richard Berry devenue sous leur impulsion l'un des plus grands classiques du genre, à travers les âges. Il est mort le 28 avril 2015 à l'âge de 71 ans, dans son ranch de l'Oregon, à Terrebonne, où il élevait des chevaux.
Évincé des Kingsmen avant d'avoir réellement pu jouir du succès de leur Louie Louie, puis brisé par la Guerre du Vietnam, qui stoppa net sa carrière de rockeur et le précipita un temps dans un abîme d'addictions, Jack Ely s'est éteint des suites d'une longue maladie non diagnostiquée : "En raison de ses croyances religieuses [adepte de la Science chrétienne, NDLR], on n'est même pas sûrs de ce que c'était", a commenté son fils Sean Ely, l'un des deux enfants (avec Sierra Ely) issus de son premier mariage, qui pense que son père souffrait d'un cancer de la peau. Sean, qui s'était beaucoup rapproché de son paternel ces dernières années, a également partagé ses souvenirs doux-amers d'une enfance marquée par les trop nombreuses absences d'un père accaparé par la musique, notamment dans un entretien avec la chaîne locale KOIN à découvrir à la fin de cet article. Ely laisse derrière lui sa troisième épouse, Wendy, ses trois-enfants (il avait eu Robert d'une autre relation), six petits-enfants et deux arrière-petits-enfants.
Né, pour ainsi dire, dans la musique le 11 septembre 1943, d'un père chanteur (décédé lorsqu'il avait 4 ans) et d'une mère qui avaient tous deux étudié cette matière à l'Université de l'Oregon, Jack Ely en marqua l'histoire d'une manière assez rocambolesque. Après l'apprentissage du piano dès le plus jeune âge, Elvis Presley, qu'il découvre à la télévision en 1956, l'attire vers la guitare. Autodidacte, il s'exprime sur la scène locale : avant ses 18 ans, il joue de la guitare et chante dans le spectacle itinérant de la troupe Young Oregonians et emmagasine de l'expérience, à défaut d'engranger de l'argent. Passionné par le chant, il finit par fonder un groupe avec son ami d'enfance Lynn Easton, batteur, Mike Mitchell à la guitare et Bob Nordby à la basse : The Kingsmen sont nés, baptisés d'après un groupe récemment dissout ! En 1962, les quatre garçons dans le vent de Portland flashent sur Louie Louie - la version enregistrée par Rockin' Robin Roberts avec les Wailers en 1960 - quand ils s'aperçoivent, en marge d'un de leurs concerts, que le titre fait danser les foules. À l'initiative de Jack Ely, ils l'apprennent et font à leur tour danser les foules avec. Un animateur radio local, Ken Chase, qui a ouvert une discothèque pour surfer sur cette vague festive, prend The Kingsmen sous son aile et, face à l'insistance d'Ely pour enregistrer leur reprise, finit par réserver une séance en studio, du jour pour le lendemain, alors que le groupe vient de jouer Louie Louie pendant 90 minutes !
De manière totalement improvisée, les garçons débarquent dans le studio au petit matin du 6 avril 1963 et enregistrent leur Louie Louie en conditions de live, en une seule prise. Au départ, ils pensaient jouer une version instrumentale, et Jack Ely décida au dernier moment de chanter. "C'était plutôt gueuler que chanter, parce que j'essayais de me faire entendre au milieu de tous les instruments", se remémora plus tard Jack Ely à propos de la session, au cours de laquelle, placé au milieu des musiciens par l'ingé, il hurla d'une voix rauque, la tête inclinée en arrière à 45 degrés parce que l'ingénieur du son avait fixé le micro au plafond. Ajoutez à cela sa diction très approximative, notamment en raison des bagues qu'il portait, rendant incompréhensible les paroles de cette histoire de marin rentrant retrouver sa dulcinée ("inintelligible à quelque vitesse que ce soit", statua le FBI au terme d'une enquête ouverte pour étudier si la chanson ne contenait pas de mots inappropriés), ou encore un couplet (le troisième) attaqué bien trop tôt, par erreur, et vous obtenez une version culte qu'aucune reprise (pourtant nombreuses, de Grateful Dead aux Smashing Pumpkins, en passant par Barry White, R.E.M., Pow Wow ou Motörhead) n'a depuis surpassé.
Pour Jack Ely, auteur du réarrangement involontaire de Louie Louie (il était le seul à avoir le disque) et ses compères, ce n'était qu'un tour de chauffe, et cette prise était "détestable", "complètement de mauvaise qualité" ; mais pour leur manager, cette prise était parfaite dans son imperfection. La suite lui a donné raison.
Mais si l'histoire retient a posteriori le succès pour le Louie Louie des Kingsmen, l'aventure tourna court pour Jack Ely. Quelques semaines seulement après l'enregistrement de leur reprise, et alors qu'elle ne s'est écoulée qu'à quelques centaines de disques, il est victime d'un putsch de son ami de toujours, Lynn Easton, qui veut sortir de derrière ses caisses et devenir le chanteur et leader du groupe ; comme celui-ci est enregistré sous son seul nom, impossible de l'en empêcher... La situation est intenable pour Jack Ely, qui quitte les Kingsmen avec Nordby, tente de revenir quand les ventes s'envolent (retour auquel Easton s'oppose, naturellement), et s'en va fonder les... Kingsmen, enregistrant en 1964 le titre Love That Louie. L'affaire vire à la guerre judiciaire : Jack Ely reçoit l'interdiction d'appeler son groupe The Kingsmen, mais a gain de cause en percevant 6 000 dollars et en étant crédité pour Louie Louie, que Lynn Easton n'a dès lors plus le droit de chanter en play-back lors de ses concerts. Plus tard, Jack Ely fut d'ailleurs un fervent partisan du Performance Rights Act, l'organisme américain de rétribution des artistes, lui qui n'avait jamais reçu le moindre dollar pour les passages en radio de Louie Louie des Kingsmen, faute d'être l'auteur originel du morceau : "Il n'est pas question que de moi. Il y a plein d'artistes d'un tube qui, tout comme moi, méritent une contrepartie quand les performances qu'ils ont enregistrées passent sur des stations de radio qui en tirent des revenus publicitaires", avait-il revendiqué dans une interview donnée en 2009.
L'envers du décor insoupçonnable du morceau culte que Rolling Stone classa en 2013 en 54e position de ses 500 plus grandes chansons de l'histoire.
Jack Ely tente ensuite de prendre un nouveau départ avec un nouveau groupe, les Courtmen. Mais la Guerre du Vietnam vient interrompre son élan : enrôlé dans l'armée, sa carrière s'évanouit... À son retour, il connaît une période difficile, sombrant dans l'alcool et la drogue avant de remonter la pente et de témoigner pour la lutte contre les addictions au sein de Rockers Against Drugs. La suite de sa vie, c'est notamment à l'élevage de chevaux qu'il la consacra, dans sa ferme de l'Oregon, où il s'est éteint. Il n'avait toutefois pas tiré un trait sur la musique (les deux vidéos ci-dessus en attestent, et témoignent qu'il a gardé une voix magnifique jusqu'à la fin), publiant même en 2011 un album de rock chrétien, Love Is All Around You Now, dont nous vous proposons le clip de la chanson éponyme.
G.J.