L'histoire hollywoodienne ne manque pas d'exemples de films broyés par la machine. Aussi attendue soit-elle, cette histoire qui coule dans les veines des studios est pourtant capable de produire des films étonnants, coincés entre les velleités artistiques d'un auteur et les contraintes économiques du producteur. Margaret de Kenneth Lonergan est de ces exemples remarquables.
Prémices du chaos
Retour en 2006. Deux ans avant de céder aux vampires du petit écran dans True Blood, Anna Paquin arpente fièrement le cinéma indépendant américain - La 25ème heure (2002) de Spike Lee, Les Berkman se séparent (2005) de Noah Baumbach. Nommé aux Oscars pour Tu peux compter sur moi (2000) avec Laura Linney, Kenneth Lonergan caste l'actrice branchée dans le rôle principal de son deuxième film aux côtés de Matt Damon, Mark Ruffalo, J. Smith-Cameron, Jean Reno, Matthew Broderick, Jeannie Berlin et Kieran Culkin. Notamment produit par les oscarisés Anthony Minghella et Sydney Pollack, Margaret était semble-t-il destiné au succès. Mais c'était sans compter sur l'acharnement du réalisateur et du studio.
Six ans de réflexion
Margaret raconte l'histoire d'une adolescente new-yorkaise (Anna Paquin) passablement tourmentée par le divorce de ses parents, la naissance de sa vie sexuelle et son attirance pour un professeur de mathématiques. Une existence paisible qui dérape lorsqu'elle provoque accidentellement la mort d'une inconnue, écrasée par un bus. Traumatisée par cet événement, elle décide de se racheter une conduite, sans réaliser les conséquences de ses actions.
Prévue en 2007, la sortie de Margaret était repoussée indéfiniment à cause de la durée du film - bloquée par contrat à 2h30, elle dépassait les 3h30. En 2009, le studio Fox Searchlight déclarait que le montage était inutilisable et attaquait leur partenaire financier Gary Gilbert pour ne pas avoir payé la moitié des coûts du film. Celui-ci poursuivait alors le studio et le réalisateur, expliquant qu'ils n'avaient pas suivi ses conseils pour boucler le montage dans les délais imposés. Privé de financement, Logernan s'est même tourné vers son ami Matthew Broderick - qui tient un petit rôle dans le film - pour l'aider à continuer.
Appelé à la rescousse avec sa monteuse triplement oscarisée Thelma Schoonmaker, Martin Scorsese a finalement rendu une version de 2h30 exploitable en salles, suivie quelques mois plus tard d'une version longue en DVD. Contre toute attente, aucune des deux n'est estampillée director's cut puisque le réalisateur explique : "Une director's cut c'est quand ils vous prennent le film et le découpe en pièces avant de le livrer sans votre permission." En l'occurence, Logernan cautionne les deux montages : "Je ne préfère pas la version longue. (...) Je sais que 2h30 peuvent dire que je prend mon temps mais il y a tellement de personnages, il y a tellement de choses qui arrivent à Lisa que c'était bien d'avoir une autre opportunité de voir l'histoire." Pour sa part, Scorsese a qualifié la version longue de chef d'oeuvre.
Ex-aequo
Le cas de Margaret est particulièrement intéressant puisqu'aucun coupable n'est donné. Kenneth Logernan était vraisemblablement conscient que sa version de 3h30 poserait un problème au studio, très attaché à la durée des films pour des raisons économiques - moins de séances équivaut à moins de billets vendus. Mais l'intérêt de Fox Searchlight pour le cinéma indépendant aurait dû les prépaprer à suivre la vision d'un auteur.
Condamné à une sortie américaine en catimini, Margaret est un film malade, habité par des ambitions tenaces mais étouffé par les coupes brutales. Les trois heures de la version longue permettent d'éclaircir un certain nombre de points oubliés de la version cinéma, mais rien d'absolument vital. Récit d'une enfant qui prend violemment conscience du monde qui l'entoure, Margaret est un objet à part, tour à tour poignant, irritant et déstabilisant.
Cinq après sa première date de sortie annoncée, les producteurs Anthony Minghella et Sydney Pollack sont morts, Anna Paquin est devenue la super-héroïne blonde et enceinte de la chaîne HBO et tous les acteurs sont restés muets sur le film. Pourtant, Margaret aura droit à une discrète sortie technique sur les écrans français à la fin de l'été, point final d'une aventure un brin chaotique.
Margaret, en salles le 29 août.
Geoffrey Crété