En trouvant la mort en prison, le 10 août 2019 dans sa cellule du Metropolitan Correctional Center à Manhattan, Jeffrey Epstein a fait en sorte de ne pas avoir à répondre de ses actes, passibles de la réclusion à perpétuité. Un suicide scandaleux – comment un détenu aussi capital a-t-il pu, profitant d'un total laxisme dans sa surveillance carcérale, mettre fin à ses jours ? – qui a de toute évidence rendu un grand service à de nombreuses personnalités, qu'un grand déballage aurait incriminées comme ayant été les complices et/ou les bénéficiaires du sordide trafic de mineurs opéré par le magnat américain.
Mais alors que l'issue forcément insatisfaisante de son procès se dessine, après son décès, toutes les sales vérités ne resteront peut-être pas enfouies : c'est ce qu'espèrent des dizaines de victimes, dont le juge Richard Berman a entendu mardi 27 août 2019 les témoignages, à commencer par la plus médiatisée d'entre elles, Virginia Roberts, 35 ans. Alors qu'elle était tombée sous l'emprise d'Epstein, qui avait fait d'elle une prostituée qu'il mettait à la disposition de ses amis, son nom avait défrayé la chronique lorsqu'en 2007 son histoire avait été révélée par le Daily Mail et qu'elle avait affirmé, dans un long et glaçant récit, avoir été offerte pour des faveurs sexuelles au prince Andrew, fils de la reine Elizabeth II. Des allégations qui avaient refait surface en 2011, juste après que le duc d'York avait été photographié en décembre 2010 lors d'un séjour à New York auprès de son ami Jeffrey Epstein, remis en liberté plus tôt cette année-là après avoir purgé 13 mois d'une peine d'un an et demi de prison pour une affaire de prostitution de mineure, puis en 2015, lorsque Virginia Roberts s'était décidée, des années après les faits, à porter plainte.
Bien que le palais de Buckingham ait toujours nié avec force une quelconque implication du prince Andrew, Virginia Roberts l'a exhorté mardi, au terme de l'audience, à sortir du silence. "Ce qui importe, a-t-elle commencé par déclarer en insistant sur la nécessité de poursuivre les investigations, ce n'est pas de savoir comment est mort Jeffrey, mais de savoir comment il a vécu, et pour cela il faut aller jusqu'au bout et identifier tous ceux qui ont été impliqués dans cela, à commencer par Ghislaine Maxwell et en suivant les pistes à partir de là. J'ai été recrutée très jeune au Mar-a-Lago [somptueux resort privé de Donald Trump à Palm Beach en Floride, où elle a été repérée en 1998 à l'âge de 15 ans, NDLR] et prise au piège d'un monde que je ne comprenais pas. J'ai combattu ce monde depuis ce jour. Je ne cesserai jamais de me battre, on ne me réduira pas au silence tant que ces gens ne seront pas traduits devant la justice." Puis, interrogée plus spécifiquement sur le duc d'York, elle a hésité un instant avant de répondre : "Il sait ce qu'il a fait et il peut témoigner de cela. Il sait exactement ce qu'il a fait, j'espère qu'il l'avouera."
Virginia Roberts avait précédemment relaté trois entrevues avec le fils de la reine Elizabeth II, aujourd'hui âgé de 59 ans, divorcé depuis 1996 de Sarah Ferguson et père des princesses Beatrice et Eugenie d'York. Leur première rencontre a eu lieu en 2001, à Londres. Cela fait alors trois ans qu'elle est "au service" de Jeffrey Epstein, depuis ce jour de 1998 où Ghislaine Maxwell, la grande complice de l'homme d'affaires, l'a accostée au Mar-a-Lago. Sous prétexte de lui offrir une formation et un emploi de masseuse auquel l'adolescente se destinait, la quadragénaire l'avait emmenée chez Jeffrey, dans sa villa de Palm Beach. Après un premier "test" – un massage qui tourne au plan à trois avec Epstein et une autre femme dans le rôle de l'initiatrice –, Virginia, ado paumée, tombe dans l'engrenage. "J'avais l'impression, dira-t-elle plus tard, que Ghislaine et lui se souciaient réellement de moi, on faisait des trucs de famille, comme regarder Sex and the City en mangeant du popcorn. Mais c'était une famille de cinglés. J'étais la favorite d'un pédophile, qu'il entraînait pour un prince britannique. Il m'a appris à faire tout ce qu'un homme désire. J'étais inquiète, mais prête à faire n'importe quoi pour qu'il soit content et pour rester sa fille numéro un."
En 2001, elle est envoyée à Londres. C'est au domicile de Ghislaine Maxwell et en présence de Jeffrey Epstein qu'elle rencontre pour la première fois le duc d'York : "Ghislaine a fait entrer Andrew et nous nous sommes fait la bise, comme il est d'usage. Ghislaine a servi le thé. Elle connaissait Fergie – j'ai déduit que c'était la femme du prince [ex-femme, en réalité, NDLR] – et ils se sont mis à parler très affectueusement, avec Andrew, de ses filles. Ghislaine a alors fait une de ses devinettes préférées et a demandé à Andrew de deviner mon âge : il a deviné que j'avais 17 ans, et ils ont tous ri, Ghislaine plaisantant sur le fait que je devenais trop vieille pour Jeffrey. 'Il va bientôt devoir l'échanger', a-t-elle dit. Son goût pour les jeunes filles était notoire"", raconte-t-elle. La suite de la soirée se déroule dans un club privé du centre de Londres, Virginia est dans l'espace VIP avec le prince. Le lendemain, Ghislaine la félicite, disant qu'Andrew "s'est amusé". "J'en ai déduit que la seule raison pour laquelle nous étions allés à Londres, c'est que j'étais un 'cadeau' pour Andrew", note-t-elle. Elle reçoit 15 000 dollars de la part d'Epstein – "le prince ne m'a pas donné d'argent en personne. Jeffrey prenait toujours soin de me payer une fois que j'avais 'diverti' ses amis", observera-t-elle par la suite.
Sa deuxième rencontre avec le prince anglais a lieu quelques semaines plus tard à New York. Dans la bibliothèque du manoir qu'Epstein possède à Manhattan, Virginia Roberts retrouve Andrew assis dans un fauteuil avec sur ses genoux "une belle fille nommée Johanna Sjoberg" : "Ghislaine m'a guidée jusqu'à Andrew et je crois qu'il m'a reconnue, bien qu'il ne se soit pas souvenu de mon nom. On s'est fait la bise et Ghislaine m'a fait asseoir sur l'autre genou. Elle m'a suggéré de l'emmener à l'étage pour un massage. Je l'ai emmené dans le donjon. Il s'est déshabillé, s'est allongé à plat ventre sur la table. J'ai commencé par ses pieds, puis ses mollets, comme Jeffrey l'aimait." La troisième et dernière rencontre entre le duc d'York et "l'esclave sexuelle personnelle" d'Epstein – selon la formule qu'elle emploiera elle-même a posteriori – se serait déroulée dans une autre propriété du milliardaire, dans les îles Vierges. Cette fois, il aurait été question d'une véritable "orgie" impliquant plusieurs mannequins russes...
La mort de Jeffrey Epstein, auquel Virginia avait fini par échapper en profitant d'un stage en Thaïlande et d'une rencontre amoureuse, risque de ne pas suffire à effacer les questions en suspens concernant l'amitié d'un aussi éminent membre de la Couronne britannique avec un délinquant sexuel condamné, si puissant et influent soit-il...
Mardi 27 août 2019, l'audience qui s'est tenue à New York a donné la parole à de nombreuses victimes du magnat, qui n'excluent pas de le poursuivre après sa mort. Parmi elles, qui sont une trentaine, certaines s'exprimaient pour la première fois, nommément ou sous anonymat, à l'instar de Chauntae Davies, ex-hôtesse de l'air à bord du jet privé de l'homme d'affaires lubrique qui abusa d'elle après l'avoir embauchée dans les Caraïbes pour des massages. "Je ne vais pas le laisser gagner dans la mort", a-t-elle déclaré. Une autre relata qu'elle avait 15 ans lorsqu'il la fit venir dans son ranch et l'agressa sexuellement pendant des heures tout en l'assurant qu'il "l'aidait à grandir". D'autres encore ont rapporté comment, mineures au moment des faits, leur bourreau était "excité" quand elles lui disaient d'arrêter. Une dernière a fondu en larmes en évoquant les intimidations d'Epstein pour la dissuader d'aller porter plainte auprès de la police.
Sarah Ransome, qui avait poursuivi Epstein pour avoir été exploitée sexuellement en 2006 et 2007 – plainte soldée confidentiellement en 2018 –, parlait elle aussi pour la première fois de son calvaire, retenue contre son gré sur une île des Caraïbes à l'époque des faits. Jennifer Araoz a quant à elle raconté comment un recruteur d'Epstein l'avait abordée à la sortie de l'école : "Jeffrey Epstein a abusé de moi pendant des années. Il m'a privée de ma journée au tribunal. Je suis très en colère et très triste, la justice n'a pas été rendue dans cette affaire", a-t-elle dit, dépitée. "Jeffrey Epstein m'a volé mon innocence, a dénoncé Courtney Wild, qui avait 14 ans lorsque le milliardaire pervers l'a forcée à des actes sexuels. Il m'a condamnée à vie à la culpabilité et à la honte. Je ne me considère pas comme une victime, je me vois comme une survivante." D'autres, hélas, survivent moins bien au fait de s'être fait arracher leur innocence...
La célèbre avocate américaine Gloria Allred, star des prétoires, représente plusieurs des victimes, et a indiqué avoir l'intention d'engager des poursuites en vue d'obtenir des réparations. Les avocats de l'accusé, de leur côté, se sont concentrés sur les circonstances de la mort de leur client, privilégiant la thèse d'un meurtre au détriment de celle du suicide (Epstein se serait pendu avec ses draps) et indiquant au juge avoir mandaté des experts pour approfondir la question.