"J'ai en fait vécu une dépression qui a duré quarante ans. Quand j'ai commencé la chanson, c'était probablement une façon d'extérioriser un certain nombre de choses." Le fait qu'Hubert-Félix Thiéfaine parle au passé composé, dans l'entretien publié ce jour par Le Parisien, n'est pas anecdotique : HFT ressuscite sans être jamais mort.
A 62 ans, l'ours Jurassien, indélogeable de son hameau perdu où il "entend les marrons tomber à 3km" et savoure le silence, sa "musique préférée depuis quelque temps", franchit un cap tandis que paraît son nouvel album Suppléments de mensonge, et raconte sa renaissance.
"En 2008, j'ai fait un burn out, un pétage de plombs. J'ai fini à l'hôpital, trois mois." Le burn out, un mal des temps moderne translittéré en "syndrome d'épuisement professionnel" en français, qui allie marasme psychologique et détresse physique en un cocktail diabolique. Pour Thiéfaine, bourlingueur depuis près de quarante ans, l'excès de scène a été fatal : "Je passais près de deux cents nuits par an dans des hôtels, je ne savais plus où je me réveillais."
Arrivé à ce seuil critique, pour en revenir et ne pas sombrer, il a dû se délester de "plein de choses avec l'aide de spécialistes", le genre d'exercice qu'on imagine périlleux et harassant pour ce magnifique marginal dont le succès discographique et scénique ne s'est jamais démenti malgré son cheminement à couvert ! On le conçoit d'autant mieux lorsque, réagissant dans les colonnes de Ouest-France à la publication d'une biographie signée de son ami Jean Théfaine, il lâche : "C'est très difficile pour moi, ce genre de truc. C'est vidant, traumatisant. J'aurais préféré qu'on fasse cela quand je serai mort..."
On en est pourtant loin, et c'est tant mieux : "Aujourd'hui, je me sens vraiment bien et surtout libre", synthétise-t-il pour Le Parisien. C'est effectivement le nerf de la guerre artistique : on se prend à penser qu'un Thiéfaine sans liberté, c'est un Thiéfaine condamné, déjà mort même.
Et c'est d'une voix quasi-sépulcrale qu'il ouvre le bal de son équilibre retrouvé avec une salve automnale de souvenirs - "le bourdon qui résonne au clocher de ma nostalgie" - retrouvés dans La Ruelle des Morts, un morceau amer mais pas pesant, crépusculaire mais salutairement énergique. Emblématique de ce 16e album qui s'est enrichi de l'apport d'une jeune garde pétrie de talent - JP Nataf et Dominique Dalcan, mais aussi Armand Méliès ou Ludéal, de bien belles valeurs -, HFT se concentrant sur son écriture et déléguant volontiers la compo, comme en 2005 pour Scandale mélancolique.
Souvent revêche à ceux qui pensent qu'un Littré est une contenance et que des mots comme "orchidoclaste" sont barbares, pourtant toujours percutant et survivant de la chanson d'auteur, l'art d'Hubert-Félix Thiéfaine, pris d'une "fièvre résurrectionnelle" (titre d'un morceau de Suppléments de mensonge), a la "splendeur d'un enterrement de première classe", est-on tenté de dire, paraphrasant sa croquignolette Vierge au Dodge 51 de 1979 (album Autorisation de délirer).
In fine, la profession de foi formulée - en des termes explicites, intelligibles de tous pour le coup - dans Ouest France balaiera toute éventuelle objection des non-initiés hermétiques à cette poussée nietzschéenne (le titre Suppléments de mensonge est emprunté au Gai savoir du philosophe) : "Je suis un artiste. On aime ou on n'aime pas ce que je fais. Si j'ai un pouvoir, c'est de donner du plaisir à ceux qui viennent me voir. Si el pouvoir, c'est de les rendre heureux sans les rendres idiots, alors prenons le pouvoir !"
Et nous, prenons le plaisir.
G.J.