Le bleu pâle immense de son regard magnétique et la tendresse infinie de ce sourire qu'elle portait en bandoulière nous manquent déjà : l'actrice Anna Karina est morte. La légendaire muse - à l'écran et à la ville, pendant un temps - de Jean-Luc Godard s'est éteinte à l'âge de 79 ans samedi 14 décembre 2019 à Paris, succombant à un cancer "après s'être courageusement battue", selon une annonce faire par son agent et ami, Laurent Balandras.
"Anna est partie hier dans un hôpital parisien des suites d'un cancer. C'était une artiste libre, unique", a fait savoir ce dernier, avec pudeur malgré son grand chagrin. Son mari le réalisateur Dennis Berry, qui partageait sa vie depuis 1980 et lui avait consacré en 2017 un documentaire, était à ses côtés dans ses derniers moments, à l'hôpital Cochin (14e arrondissement).
Icône de la Nouvelle Vague, qui joua dans sept des films de Jean-Luc Godard (lequel fut de 1961 à 1967 le premier de ses quatre époux), Anna Karina était incontournable au regard de son parcours d'actrice (également chez Michel Deville, Jacques Rivette, Luchino Visconti, George Cukor, Alexandre Arcady ou encore Jonathan Demme), mais aussi en tant que chanteuse - souvent à l'écran, mais pas seulement. Après avoir interprété entre autres La Chanson d'Angela (paroles de Godard, musique de Michel Legrand) dans Une femme est une femme, Ma ligne de chance en duo avec Jean-Paul Belmondo dans Pierrot le Fou, La vie s'envole en duo avec Claude Brasseur dans Dragées au poivre de Jacques Barratier ou encore Plaisir d'amour dans La Religieuse de Jacques Rivette, elle avait inspiré à Serge Gainsbourg la comédie musicale Anna, réalisée pour l'écran par Pierre Koralnik, dont sont issus notamment les titres impérissables Sous le soleil exactement et Roller Girl.
Anna Karina a tiré sa révérence alors que l'année 2018 avait rappelé combien sa contribution était estimable : le 71e Festival de Cannes l'avait invitée et même mise en haut de l'affiche, reprenant une image du couple mythique qu'elle formait avec Bébel dans Pierrot le Fou pour son affiche officielle. Le quotidien Le Monde lui avait à cette occasion consacré un très beau portrait. Un mois plus tard, elle recevait dans les salons du ministère de la Culture, à Paris, ses insignes de chevalier de la Légion d'honneur, distinction qui lui avait été octroyée en avril 2017 et qui venait s'ajouter à ses insignes de commandeur dans l'ordre des arts et des lettres, depuis 1996.
Née Hanne Karin Bayer le 22 septembre 1940 à Solbjerg au Danemark, Anna Karina - surnom qu'elle devra à sa rencontre avec Coco Chanel - avait commencé à travailler comme mannequin et à chanter dans son pays d'origine avant de venir à Paris à l'âge de 17 ans, fuyant notamment un climat familial difficile.
"J'ai toujours eu envie de quitter mon pays, d'aller ailleurs. Je suis arrivée à Paris à l'âge de 17 ans. Je parlais encore mal le français, mais j'adorais tout ce qui était français. J'étais un peu naïve. Petite, j'avais toujours vécu à la campagne. Tout à coup, il fallait me défendre, lui faisait relater Stéphane Lépine dans un article ("Anna Karina - Libre") de la revue 24 images. Je m'assois un jour aux Deux Magots - je savais que c'était l'endroit cool où tout le monde allait -, une dame vient vers moi et m'offre de faire des photos. Quoique méfiante - je craignais d'être embarquée en Amérique du Sud pour la traite des Blanches ! -, j'ai accepté. Et c'est Coco Chanel qui par la suite m'a recommandé de changer de nom."
Passionnée de cinéma depuis sa prime jeunesse, époque où elle s'arrangeait pour dévorer les films de l'âge d'or hollywoodien autant que ceux avec Jean Gabin, Anna reçoit une proposition de Jean-Luc Godard, qui l'a remarquée dans un court métrage danois primé au Festival de Cannes. Elle décline ce rôle dans A bout de souffle, qui imposerait qu'elle se déshabille - on voit là, déjà, l'expression de la liberté inexpugnable qui la caractérisera tout au long de sa vie et de son oeuvre. Ce n'est que partie remise : il la rappelle pour Le Petit Soldat (1960), qui marque ses débuts au cinéma, alors qu'elle est encore mineure. Ils se marient peu après le tournage, en 1961, et, après s'être réellement révélée au public dans Ce soir ou jamais de Michel Deville, elle s'illustrera les années suivantes sous sa direction dans Une femme est une femme (son rôle d'Angela, face à Jean-Paul Belmondo et Jean-Claude Brialy, lui vaudra le prix d'interprétation au festival de Berlin), Vivre sa vie, Bande à part, Pierrot le Fou, Alphaville, Made in USA et Le Plus vieux métier du monde.
Au cours de la même décennie, elle s'illustre dans La Religieuse de Jacques Rivette, L'Etranger de Luchino Visconti, Justine de George Cukor, et, au petit écran, dans la comédie musicale Anna, composée par Serge Gainsbourg, lequel joue à ses côtés et où elle retrouve Jean-Claude Brialy. Sous le soleil exactement, l'une des chansons que Serge a écrites, reste l'une de ses interprétations les plus inoubliables.
Anna Karina, qui a divorcé en 1967 de Jean-Luc Godard et s'est remariée en 1968 avec Pierre Fabre, s'essaye en 1973 à la réalisation avec Vivre ensemble (ressorti en version restaurée en 2018). Après avoir tourné pour George Cukor à la fin des années 1960, elle collabore en 1982 (un an après son divorce de Daniel Duval, qu'elle avait épousé en troisièmes noces en 1978) avec une autre de ses idoles de jeunesse : l'actrice Ava Gardner, à laquelle elle donne la réplique dans Regina Roma de Jean-Yves Prat.
Juste avant le tournage, elle a fait la connaissance à Hollywood du réalisateur Denis Berry, Américain qui a grandi en France, qui deviendra en 1982 son quatrième et dernier mari. En 1986, il réalise le film Last Song, qu'Anna Karina a écrit et dans lequel elle joue (avec Gabrielle Lazure) et chante (des chansons qu'elle a également écrites, sur des musiques de Stéphane Vilar). Dix ans plus tard, il la dirigera à nouveau, cette fois dans le téléfilm Chloé ; le rôle-titre est tenu par une jeune actrice qu'il a lancée dans la série Highlander dont il a réalisé maints épisodes : Marion Cotillard. En 1987, elle glane sa seule nomination aux César, pour Cayenne Palace d'Alain Maline.
Si elle continue d'apparaître occasionnellement sur le grand écran dans les années 2000 (Moi César de Richard Berry, La Vérité sur Charlie de Jonathan Demme), Anna Karina se consacre dès lors de plus en plus à la musique : en 2000 paraît l'album Une histoire d'amour, fruit de sa grande complicité avec Philippe Katerine, qui l'accompagne à cette occasion en tournée et qui signera quelques années plus tard la bande originale de Victoria, un road-movie qu'Anna réalisera et interprétera. Le tandem collaborera ensuite sur la réjouissante adaptation en comédies musicales à destination d'un public jeune de deux contes d'Andersen, Le vilain petit canard et La petite sirène. Jeanne Cherhal, Arielle Dombasle, Barbara Carlotti ou encore Delphine Volange les aideront à donner vie aux personnages en prêtant leur voix.
En 2018, année décidément faste, Anna Karina avait publié l'album - au titre tellement éloquent !- Je suis une aventurière, florilège de ses chansons passées augmenté de titres inédits. Un album qu'elle accompagnera jusqu'au Japon, où elle est adulée.
Invitée d'honneur du Festival Lumière à Lyon en 2017, où son mari Dennis Berry avait présenté le documentaire qu'il lui a consacré (Anna Karina : souviens-toi), l'icône avait fait ses dernières apparitions publiques cet automne à Châteauvallon, où Charles Berling présentait une adaptation sur les planches du film Vivre sa vie, et à Grenoble, dont la Cinémathèque lui rendait hommage.
Libre, mutine, passionnée, facétieuse comme une enfant, Anna Karina n'est plus. "La vie s'envole", c'est un fait, mais on sait déjà, ici-bas, que son âme à elle ne crèvera pas d'ennui au paradis.
GJ