Barcella : 'Ma douce', la femme à barbe qui cache la forêt de Charabia

Barcella est un grand garçon, et un grand bonhomme de la chanson. Si "les années [le] trahissent", comme il le chante avec une tendrissime nostalgie d'enfance dans L'Age d'or, elles le bonifient, aussi.

Deux ans à peine après son premier album, La Boîte à musiques, qui faisait remarquablement honneur à son titre en jouant tendresses, contines, délires et fantaisies poétiques ou coquines dans toutes les tonalités (manouche bohème, valse tendre ou joyeuse, tango, hip hop...), Charabia, deuxième album de l'artiste rémois devenu entre-temps trentenaire, en fait autant, revendiquant fièrement - et à bon droit - la langue unique de Barcella. Une langue qui, de verve infantilisée en pure poésie, d'insolente en galante, toujours châtiée (car qui aime bien châtie bien), invente à chaque ligne des trésors de suggestivité, boîte de Pandore dont l'insondable richesse enivre l'esprit.

On se souvenait que Barcella était capable comme personne de faire rimer "fripouille" et "papouille" ou "kopeck" et "bonbec" tout en livrant des chansons d'une maturité, y compris musicale, saisissante. On constate que son art de fabuler la réalité, gourmand de balivernes, de ritournelles et de champs lexicaux, s'est encore étoffé. Bien sûr, les "histoires de pipi-popo", de pirates, de monstres sympas, de galipettes, de bâtons de réglisse, de souvenirs et de rêves cohabitent toujours magiquement avec les préoccupations, la vision et l'intelligence pétillante d'un "grand", dont le regard embrasse ses objets avec une féérie désuète et une précision d'esthète.

Alors qu'il s'apprêtait à "charabier" pour les spectateurs des Francofolies de la Rochelle, où il s'est produit lors de la journée inaugurale de mercredi, Barcella révélait il y a quelques jours un clip pour Ma douce, titre d'ouverture de Charabia. Une vidéo confirmant l'attachement de l'artiste à une poésie surannée, puisque sa ritournelle tendre mais néanmoins allante (claps, discret rythme de marche) et brillante (trompette) sert de bande-son au spectacle sensuel d'une femme à barbe. "Mais que veux-tu ma douce/Un coup de pouce/Un baiser sur la bouche/Ou un joli dessin/Ne sois pas farouche/Si ma langue fourche/C'est que je m'enfrimousse/De tes deux petits seins (...) Je ne suis qu'un homme ordinaire/Un pantin de rimes et de chair (...) J'écris des poèmes pour te plaire", chante Barcella, romantique comme rarement, tandis que l'effeuilleuse voilée fait son numéro.

Parfois, dans Charabia, Barcella parlera d'amour. Pour le faire : "Mon coeur palpite quand tu es là/T'es ma pépite en chocolat (...) Viens au pays des lubies, ma jolie", charme-t-il accompagné de violons pétillants et de cuivres rieurs dans T'es belle. Ou le défaire : "5, 4, 3, 2, 1, 0/J'ai ouvert les yeux sous l'eau/Et dans le flot de ma vie/Ce matin je me suis dit/Qu'il manquait quelque chose/Ce je ne sais quoi, cette osmose/Qui fait que la vie à deux/C'est tout de même un drôle de jeu", chante-t-il calmement et de sa voix la plus suave dans De si de larmes, un peu sa relecture de Je suis venu te dire que je m'en vais. Sans pathos, en toute sérénité et légèreté, en s'envolant, dans l'optimisme du rêve de "changer de décor". "Ce n'est qu'une chanson de plus/Une esquisse, une astuce/Pour que tu reviennes dans mes bras", implore-t-il doucement dans la berceuse/cantique Abracadabra.

Mais son timbre grave et grainé, susurrant, qui se penchera même avec tact et délicatesse sur la cruauté de l'oubli dans La Symphonie d'Alzheimer, se mettra aussi au service de quelques polissonneries. Claire fontaine, la fable du stylo et de la feuille contant, sur une partition à la pompe échevelée, la rencontre de Mr. Waterman, "mine grise", et de Mrs. Clairefontaine, "ligne de modèle dans sa jolie robe à carreaux", est l'un des exercices de style les plus pointus d'une plume facétieuse, où les merveilles d'une langue presque anachronique tant elle est soutenue et précise s'accordent bien de quelques grivoiseries au style contemporain ("Qu'attends-tu donc pour me mettre une cartouche ?"). Et d'un dénouement jouissif (ou pas).

D'une nostalgie profondément touchante, qui la rapproche de Yann Tiersen et du Mistral gagnant de Renaud, la chanson L'Age d'or rappelle avec toute la force du souvenir, du goût des tranches de pain d'épices aux vignettes Panini, que l'âme d'enfant de Barcella est inextinguible. Gage de la fraîcheur et du côté joueur qu'il manifeste à tout propos. Ce paradis perdu de l'enfance n'est d'ailleurs pas forcément synonyme de mélancolie, comme en attestent les rigolotes Le cahier de vacances ou Les monstres. Et il a sans doute sa part dans cette belle Insouciance de Barcella, "boîte à miracles" à laquelle il dédie une ode fleurie.

Il faut en revanche avoir bien grandi pour composer et chanter des chansons comme Cerise ("Je suis blonde et je vous emmerde"), un "hommage" caustique à une certaine "godiche" (vraisemblablement à l'héroïne d'une fameuse campagne de pub), ou Salope, énumération assassine à mourir de rire, sur un ton enjôleur et une musique chaloupée - morceaux choisis : "t'es sex' comme une gaine de quinquagénaire, pétillante comme de l'eau plate en flacon, drôle comme un crime contre l'humanité, rassurante comme un cancer du côlon, moins attirante qu'une raie du cul de mécano, tu résonnes en moi tel un silence radio." Un exercice de style parmi d'autres, qui se suivent et ne se ressemblent pas. Il faut encore citer Mixtape, qui est à Charabia ce que Saperl'HipHop était à La Boîte à musiques, où Barcella abandonne sa diction placide pour un flow hallucinant à faire pâlir les rappeurs les plus musclés de la langue. Un tour de force d'élocution et d'éloquence, drôlissime, riche de vocabulaire et de sonorités, qui sample et pastiche même Ainsi font, font, font les petites marionnettes ! Une leçon ! Alors "ouvrez grand vos esgourdes, freluquets" !

Guillaume Joffroy