Du pan sentimental de la légende Serge Gainsbourg, on ne remarque souvent que le versant tardif et showbiz, celui constitué par Brigitte Bardot, fugace et intense romance de 1967, Jane Birkin, idylle née sur le tournage de Slogan en 1968 et qui s'achèvera en 1980, neuf ans après la naissance de Charlotte, et enfin Bambou, dernière compagne du chanteur et mère de son fils Lulu.
Et, de fait, on méconnaît les premiers chapitres de la saga Gainsbourg et les femmes, et notamment, outre son mariage avec Françoise-Annette Pancrazzi, mère de leur fille Natacha, le tout premier : son union avec Elisabeth Lévitsky.
A 84 ans, Lise Lévitzky publie ce mois-ci un ouvrage édifiant, Lise et Lulu, contenant ses souvenirs sur le grand Serge, avec qui elle avait notamment en commun d'être descendante d'émigrés russes et dont elle fut la première épouse. Et si cette union ne dura officiellement que de 1951 à 1957, leur histoire d'amour, elle, dura... 44 années, qu'elle résumait dernièrement avec saveur, depuis son domicile dans les Côtes d'Armor, pour le quotidien Ouest France, depuis leur rencontre jusqu'au souvenir traumatisant de leur ultime conversation :
"C'était le 5 mars 1947. Quand j'ai rencontré Lucien (le vrai prénom de Gainsbourg) à l'Académie Montmartre, c'était un petit Juif russe. Moi aussi j'étais russe, mais d'une famille d'aristocrates épouvantablement antisémites. Notre amour a été une fête extraordinaire. Nos deux familles ne s'aimaient pas. On voulait vivre un amour libre, à la manière de Sartre et Beauvoir. C'était la bohème (...) Lulu, au service militaire, me rejoignait quand il avait une permission. Il avait 21 ans et moi 23. Petit à petit, l'amour libre s'est transformé en tromperies. Lulu vivait des aventures de 24 heures et moi de longues histoires. Jaloux, il exige qu'on se marie, j'accepte en pleurant. Je n'ai plus de liberté, je ne vois plus mes amis, sa mère me surveille. On est en 1959. Il ne veut plus peindre, je me sens trahie. J'entre dans une profonde dépression et nous divorçons. Puis je me remarie... Lui est avec Brigitte Bardot.
(...)
On ne s'est pas vus pendant des années. Un jour, en mai 68, sur le pont Louis Philippe, on tombe nez à nez. Le début d'un long " revenez-y ". C'est son tour d'être déprimé après que Bardot l'a quitté. Mais chacun est libre, c'est très amusant. Après, mon téléphone sonne régulièrement : " C'est moi, viens ! " Il avait horreur de la solitude. Il y avait un tel défilé de bonnes femmes, je devais représenter un point fixe dans sa vie. Même plus tard, plus vieille, je me suis toujours sentie valorisée avec lui. Dès qu'il revenait, quelle fête ! On était de vieux amis, comme frère et soeur aussi. Un jour où je lui demandais ce qu'il pensait de notre relation, il m'a répondu : " Elle est pérenne et incestueuse ". Même si j'ai voulu parfois le détester, je continue de l'aimer, c'est l'homme le plus extraordinaire que j'ai eu (...) Je n'ai jamais connu quelqu'un cherchant autant à faire plaisir, à avoir une relation aussi égalitaire avec une femme. Aucun geste autoritaire, un mot de trop ou une grivoiserie. Lulu, c'est le respect total, le contraire du misogyne. Sa voix aussi m'a toujours touchée, il pouvait dire n'importe quelle connerie avec, ça passait.
(...)
Je suis la seule des femmes qu'il a connues à avoir entendu le téléphone, quand il a appelé le matin de sa mort. J'étais ici, dans ma maison, en Côtes-d'Armor. Il m'a dit : " Je ne veux pas mourir ". J'ai répondu des banalités, du genre " Mais non, t'inquiète pas... " Il est mort le soir même. Je n'ai pas été à la hauteur."
Auprès de la journaliste de ce même quotidien, Lise n'évoque que très brièvement le biopic que vient de consacrer le bédéiste Joann Sfar à Gainsbourg : "Déçue malgré le merveilleux acteur Eric Elmosnino. J'ai aimé la première partie, l'enfance. Mais j'ai trouvé ce film un peu réducteur : il raconte un homme tellement créatif en le résumant à ses femmes. Et je ne me suis pas retrouvée dans mon personnage".
Aujourd'hui, dans Le Parisien, elle explique encore : "Ce livre, j'en avais envie depuis 1991. Aujourd'hui, je suis très contente d'avoir enfin réussi à parler de certaines choses que je ne regardais pas en face". Et affine le portrait de celui qui rêvait de devenir peintre : "Lulu n'a jamais cherché à être différent, il a cherché à être... plus. Plus fort, plus riche, plus intelligent. Mais pas différent."
Enfin, si Lise et Lulu est un ouvrage inédit, c'est dans la dimension intimiste sans faux semblant et sans tiédeur qui existe dans ce portrait de Gainsbourg par sa "vieille grosse conne" (son mot le plus tendre, selon l'intéressée), comme dans l'évocation de l'enfant qu'ils n'eurent pas ensemble (Lise raconte qu'elle le perdit suite à une chute dans un escalier) ou le regard qu'elle porte a posteriori sur leur relation : "Nous étions d'accord pour dire qu'avec des parents comme nous, sans cesse opposés sur tout, cet enfant aurait été un désastre. Si j'écoute mon ventre, ça reste une douleur pour moi. Mais sur le plan social, je ne regrette rien (...) C'est vrai, j'ai raté ma vie avec Gainsbourg et avec d'autres aussi à cause de lui. Mais c'est la personne la plus intéressante que j'aie jamais rencontrée et je l'aime encore."
Lise et Lulu, par Lise Lévitsky, avec Bertrand Dicale. Sortie le 15 avril, First éditions, 280 pages.