Il ne chantait pas pour passer le temps, comme il le faisait valoir, mais le temps a passé tandis qu'il chantait. Jean Ferrat - Ferrat l'Ardéchois, Ferrat le poète, Ferrat le militant (il soutenait la liste du Front de Gauche au sein du PCF pour les régionales imminentes), Ferrat l'humaniste, Ferrat le monument - n'est plus : il est mort ce samedi 13 mars à midi, à l'âge de 79 ans, selon une annonce faite depuis Tours par Isabelle Aubret, sa complice musicale de très longue date, en marge de la tournée Age tendre et Têtes de bois à laquelle elle participe.
Isabelle Aubret, pour qui Ferrat, suite à leur rencontre au début des années 1960, écrivit Deux enfants au soleil et C'est beau la vie, l'invitant à faire la première partie de ses concerts, a précisé les circonstances navrantes de cette brutale disparition de l'indispensable poète : c'est en faisant une mauvaise chute depuis le lit qu'il occupait à l'hôpital d'Aubenas (Ardèche), où il avait été admis quelques jours auparavant pour des examens, que le chanteur à la générosité proportionnelle à sa discrétion a trouvé la mort. Et son public d'éprouver la tant redoutée "douleur du partir". A ne savoir que dire...
On se souvient qu'Alain Bashung avait succombé aux affres du cancer qui le rongeaient au sommet de la gloire, après un triomphe de son vivant aux Victoires de la Musique 2009... A sa manière, cet autre monstre sacré qui traça les sillons les plus profonds de la chanson française le fit à l'écart des voies fréquentées : "et pourtant"... Et pourtant, la parution d'une nouvelle compilation, Les N°1 de Jean Ferrat, en 2009, apparaît a posteriori comme une ultime consécration, ayant signé l'une des plus importantes performances commerciales de l'année - déjà certifié disque de platine -, prouvant à quelle point son influence, son aura, son Verbe et son timbre étaient enracinés dans la culture populaire, avec l'empreinte d'une double dimension : romantique et oecuménique d'une part, humaniste et contestataire (résistante, en fait) d'autre part. Politique et poétique, inextricablement.
Jean Tenenbaum, né le 26 décembre 1930 à Vaucresson (Hauts-de-Seine) au sein d'une famille modeste marquée par la déportation du père et sa mort à Auschwitz, avait abandonné l'école à quinze ans pour travailler et subvenir aux besoins de sa famille. Mais son goût pour la musique le pousse déjà dans les cabarets et les auditions - rapidement, il s'y consacrera exclusivement et apparaîtra sur la scène de La Colombe en première partie de Guy Béart en 1957. A cette date, il a déjà posé les premiers jalons d'un pan sacré de sa carrière : l'interprétation en chansons des poèmes d'Aragon, initiée avec l'incontournable Les Yeux d'Elsa en 1956 (au début des années 1970 paraître l'ensemble Ferrat chante Aragon, avec le classique Aimer à perdre la raison - que même Les Enfoirés des Restos du Coeur reprirent en 2007 en guise d'hymne de campagne). En 1958, Ferrat enregistre un premier 45 tours, qui paraît dans une relative indifférence, et fait la connaissance de Christine Sèvres, une jeune chanteuse qui deviendra son épouse en 1961.
L'année 1959 le voit faire la rencontre décisive de Gérard Meys, appelé à devenir son producteur historique (il est d'ailleurs toujours celui d'Isabelle Aubret) et son ami ad vitam eternam. Signé chez Decca, Jean Ferrat, déjà proche du Parti Communiste à l'époque, signe un nouvel essai discographique : la chanson populiste Ma Môme, son premier succès (critique avant d'être public), reste encore très chère au coeur de ses adeptes... C'est d'ailleurs au son de cette chanson qu'il fait une apparition dans Vivre sa vie, de Godard. Ce premier succès annonce ceux à venir puisque, grâce à son premier 33 tours, il se voit décerner le Prix de la SACEM, bientôt suivi par d'autres distinctions prestigieuses - le Prix de la Société des Auteurs et le Grand prix de l'Académie nationale du Disque.
Après un nouveau gain d'intérêt lié à Deux enfants au soleil, chanson rendue célèbre par l'interprétation d'Isabelle Aubret, rencontrée en 1962, c'est l'album Nuit et brouillard qui constitue les prémices de l'intronisation de Ferrat au panthéon de la chanson française. Récompensé par le prestigieux de l'Académie Charles Cros, Nuit et brouillard, qui contient les futurs succès C'est beau la vie, Nous dormirons ensemble, marque les esprits ; tout particulièrement, sa chanson-titre (un titre emprunté au nom d'une directive hitlérienne d'extermination des opposants au régime nazi) à la mémoire des victimes des camps de concentration, d'une force poétique et d'une langue à la beauté aussi cruelle que les événements référents.
En 1964, Jean Ferrat livre un autre de ses hymnes, sans doute l'un de ses plus personnels : La Montagne, quintessence de sa vie ardéchoise à Antraigues-sur-Volanes (qu'il ne quittera jamais, et que vous pouvez visiter en cliquant ici grâce à un document de l'INA) et ode au terroir et à la France paysanne au travers d'un regard désabusé, voire meurtri, sur l'exode rural.
Si Nuit et brouillard avait connu quelques entraves à la diffusion en raison de son propos et de sa crudité, l'album Potemkine (1965), pierre emblématique de son engagement aux côtés du Parti Communiste et de sa position très critique à l'égard de l'URSS, qu'il développera sans relâche (dans Camarade en 1970, dans Ferrat 80 en 1980, par exemple).
De son séjour en 1967 à Cuba, il rapportera une profonde empreinte, l'album A Santiago et... ses fameuses et sempiternelles baccantes ! A son retour, il assurera des concerts dans toute l'Europe tout en vivant les événements de 1968 de très près : le sens aigu de la contemporanéité est un autre de ses traits caractéristiques. D'ailleurs, si ses productions se font plus rares dans les années 1970 (La femme est l'avenir de l'homme en 1975, Les instants volés en 1979, Ferrat 80 en 1980), chacune, dans le sillage de Ma France, chanson de 1969 persécutée par la censure, est un pavé dans la mare politico-intellectuelle.
En 1972, Jean Ferrat fait ses adieux à la scène, qu'il quittera presque définitivement en 1973, tandis que sa femme, Christine Sèvres, avec laquelle il avait notamment partagé le duo La Matinée quelque temps auparavant, en fait autant. Après la parution de Ferrat 80 en 1980, album qui rappelle une fois encore la dualité de l'indomptable pourfendeur politique (Le Bilan) et du poète volontiers amoureux et tendre (L'amour est cerise - une des nombreuses chansons que nous vous proposons de redécouvrir en vidéo ci-dessus), Jean Ferrat endure la disparition de son épouse en novembre 1981 et se retire à nouveau, avant un retour, en 1985 avec l'album Je ne suis qu'un cri, marqué par une de ses rares apparitions télé notables - dans un programme spécial mené par l'amoureux des lettres Bernard Pivot.
Nouveau hiatus, puis nouvelle réémergence : en 1990, il reçoit la médaille d'or de la SACEM, puis, en 1991, publie l'album Dans la jungle ou dans le zoo et fait une nouvelle apparition télévisée. Rarissime également sur scène, des festivaliers du sud de la France auront l'heureuse surprise de la voir ponctuer un concert en son honneur, à Alès, le 8 août 1998.
Au début des années 2000, bien avant les débats actuels sur le téléchargement, il s'emportait médiatiquement contre la machine commerciale de l'industrie musicale, coupable à ses yeux de privilégier le profit à la création, prenant pour exemple sa grande amie Isabelle Aubret, injustement méconsidérée.
Qui aujourd'hui peut se targuer d'un engagement, humain et intellectuel, à son aune ?
"Le poète a toujours raison/Qui voit plus haut que l'horizon"...
Guillaume Joffroy