Antoine de Saint-Exupéry : le Petit Prince et son business au coeur d'un terrible bras de fer entre héritiers...

Pourquoi faut-il que le legs des monstres sacrés et les plus populaires des réalisations qu'ils laissent finisse régulièrement par se retrouver devant les tribunaux, objet de querelles de chiffoniers entre ayants droit ?

Dans la saga les morts se retournent dans leur tombe, on pouvait s'émouvoir dernièrement de la lutte parricide entre le fils adoptif biologique de Luis Mariano et son propre père biologique, qui fut le plus loyal complice du chanteur de Mexico.

Ce mois-ci, c'est une autre succession problématique qui repart de plus belle, après déjà des décennies d'imbroglio : celle autour du Petit Prince de Saint-Exupéry. Disparu en Méditerranée en 1944 (disparition toujours pas complètement élucidée, malgré les débris de son P-38 Lightning retrouvés en 2004 au large de Marseille et exposés au Musée de l'air du Bourget), le héros de l'aviation et de la patrie, postier volant et grand reporter, a offert à la postérité un des oeuvres les plus marquants du XXe siècle.

Pierre angulaire d'une bibliographie par ailleurs constituée de récits inspirés de ses aventures aéropostales, Le Petit Prince, conte poétique et iniatique qui compte parmi les plus grands best-sellers de tous les temps (il est le numéro un des ventes de l'éditeur Gallimard, avec 145 millions d'exemplaires dans 118 langues depuis 1943, année de sa première parution, outre-Atlantique), n'est pas qu'un sommet littéraire : c'est désormais un véritable empire marchand. Or, dès que le profit s'en mêle, la beauté s'emmêle...

Dans son édition du 1er août, le JDD dresse un état des lieux de la bataille autour des droits du Petit Prince à la suite d'une assigantion devant le tribunal de grande instance de Paris le 12 juillet, reprenant en grande partie le panorama exhaustif livré par le blog Ecrans d'Orléans. Où l'on découvre que la guerre fait rage entre les descendants de Saint-Ex (au premier rang, ses deux soeurs et sa mère, aujourd'hui décédées) et le plaignant, José Martinez Fructuoso, 74 ans, désigné légataire universel par Consuelo de Saint-Exupéry, veuve de l'écrivain, à sa mort, en 1979 : il détient donc les 50% des droits d'auteur sur l'oeuvre que la fameuse "Rose" de l'histoire lui a légués (qu'elle-même détenait de par son mariage avec l'aviateur), mais aussi de nombreux documents, des dessins originaux, d'innombrables photos, de films, de correspondances d'Antoine - "tous intacts qu'il est hélas presque impossible de publier ou de porter à la connaissance du public, du fait de l'autre succession", déplore le blog Ecrans d'Orléans.

Les 50% restants appartiennent à une cinquantaine d'ayants droit, neveux et petits-neveux, les Giraud d'Agay, "de vrais aristocrates avec château et belles manières" qui appellent Martinez "pépé", "l'ancien chauffeur de tante Consuelo" ou encore "le jardinier de la Rose", décrit le JDD. De leur côté, on s'affaire à faire fructifier la marque du Petit Prince. Une marque, effectivement, puisque les Giraud d'Agay ont déposé le nom comme marque "dans plein de pays", selon une récente découverte faite par José Martinez-Fructuoso. Et de constater, justifiant sa plainte du 12 juillet : "Cela viole mes droits, nous sommes en indivision". Une découverte qui fait écho à un bras de fer entamé dès le début des années 1980 : "Lorsque je me suis aperçu qu'ils avaient mis l'image du Petit Prince sur des assiettes, j'ai réclamé ma part."

En face, on balaye sereinement l'indignation du "pépé" d'un revers de décision de justice : "Monsieur Martinez veut être reconnu comme cotitulaire du droit d'auteur, ce qu'il n'est pas. Par trois fois, la justice a tranché et nous a donné raison. Il veut faire de ce conflit privé une affaire publique, c'est son droit."

Représentés par Me Bretonnière, José Martinez et sa femme Martine (biographe de Consuelo de Saint-Exupéry - Consuelo de Saint Exupéry, une mariée vêtue de noir, aux éditions du Rocher) réclament 2 millions d'euros de dommages et intérêts, désireux de faire valoir leurs droits sur les marques et noms de domaine déposés à leur insu. Sachant que l'avenir du Petit Prince s'annonce toujours plus florissant, avec une série animée sur France 3, un film d'animation en 3D, etc.

Face à un tel conflit, aux antipodes de la leçon d'humanité offerte par son objet, chacun pensera certainement à un épisode des aventures du petit prince. Pour nous, ce sera, sur Terre, la révélation hautement symbolique que "ce qui embellit le désert, c'est qu'il cache un puits quelque part". Sauf que, à observer le désert de sentiments de certaines grandes personnes, on craint que le puits ne puisse être qu'un mirage.

Guillaume Joffroy