Quarante ans après le décès du plus beau sourire de l'opérette, les amicales dédiées à la mémoire de Luis Mariano se réduisent à peau de chagrin : l'art du ténor menace de s'abîmer dans la poussière ; ses adeptes, vieillissant, s'amenuisent ; seule sa tombe, à Arcangues (Pyrénées-Atlantiques), semble vouée à être fleurie pour l'éternité.
Et pourtant, quel talent, quelle success story, quelle frénésie bien avant l'avènement du starsystem moderne que l'on nomme showbizz ! Expatrié, jeune, à Bordeaux, le natif d'Irun (pays basque espagnol) y connaîtra, avant ses 30 ans, une ascension fulgurante : initié, après son entrée au conservatoire, au bel canto, Luis Mariano fera la rencontre décisive d'un autre Basque, Francis Lopez, et gagnera ses tout premiers galons de prince de l'opérette en portant au firmament La Belle de Cadix (d'après un livret de Raymond Vinci, qui devint dès lors le librettiste attitré de Lopez) composée par ce dernier : créée dans la discrétion inhérente à l'absence de moyens et à l'anonymat de son ténor, la pièce, initialement prévue pour une cinquantaine de dates en 1945, tiendra le haut de l'affiche... deux ans.
La suite, étincelante, appartient à la légende, aussi bien de l'opérette (Andalousie, Le Chanteur de Mexico, Le Secret de Marco Polo, Visa pour l'amour, Le prince de Madrid) que du cinéma (Histoire de chanter, Fandango, Je n'aime que toi, Violettes impériales...). Jusqu'à la fin abrupte du voyage sur les cimes du chant, avec cette Caravelle d'or créée au Théâtre du Châtelet et que Luis Mariano quitta contre sa volonté le 14 juillet 1970, décédant à la Pitié-Salpêtrière (Paris) des suites d'une maladie.
Le prince de l'opérette, son frère de coeur et "leur" fils...
Pas de compagne connue, pas même d'aventure connue, pas d'enfant : le chanteur de Mexico laisse pourtant des héritiers. Au premier rang, son "frère de coeur" Patchi Lacan, aujourd'hui âgé de 86 ans, qui, après leur rencontre, devint l'ami sincère et l'homme à tout faire de la vedette, qui l'embaucha comme chauffeur. Une fraternité qui alla jusqu'à l'adoption de l'enfant de Patchi par Mariano. A quelques jours du 40e anniversaire de la disparition de Luis Mariano, le JDD a rencontré Mariano Lacan, ce fils adoptif dont le père biologique est toujours vivant, qui revendique un héritage crucial : la maison du ténor à Arcangues ("Mariano ko Etchea, soit "la maison de Mariano"), léguée à son père Patchi, lequel "veut par-dessus tout conserver en l'état ce qui [leur] a été laissé". Mais voilà : Mariano a également des droits sur la propriété, et ne supporte pas de la voir s'empoussiérer et se détériorer plutôt que de devenir un lieu d'activité et de mémoire. Un héritage vivant. Il dénonce dans les colonnes du JDD cette situation "injuste et mensongère", qui risque de le contraindre à solliciter la justice pour changer le cours des choses contre le gré de son père - alors que ce sont bien leurs deux noms qui nous accueillent sur le site officiel dédié à Luis Mariano.
Pour bien comprendre l'ambiguité de la bataille autour de la propriété construite en 1960 sur un terrain de 20 hectares, le JDD retrace l'histoire de famille intense, la "relation fusionnelle" qui lie tous les protagonistes. En premier lieu, Luis Mariano et Patchi Lacan (qui corédigeait en 2006 une des biographies consacrées au prince de l'opérette) : "Issu, comme Luis Mariano, d'un milieu modeste, basque comme lui, orphelin à l'âge de 10 ans, cet enfant de l'Assistance publique, devenu garçon de ferme à Arcangues, monte à Paris et trouve un petit boulot de livreur chez Javel Lacroix. En 1949, son chemin de peine croise la trajectoire lumineuse d'une étoile dont il ne quittera plus le sillage : Luis Mariano, qui l'embauche comme chauffeur."
Un héritage devenu tabou : Mariano Lacan tiraillé entre ses deux papas...
C'est dans les coulisses d'une représentation de Mariano, dont il partage la vie fastueuse, que Patchi rencontre une danseuse, qui deviendra sa femme. "Peu après la naissance de leur fils aîné, Patchi choisit, malgré les réticences de sa femme, de "donner" son enfant au prince de l'opérette. Selon Patchi, c'est Mariano qui aurait proposé cet "arrangement", afin que la famille de son fidèle serviteur soit à l'abri du besoin s'il devait lui arriver malheur. Ainsi, en 1967, Luis Mariano adopte ce petit garçon dont il est déjà le parrain (...) Aujourd'hui âgé de 45 ans, Mariano Luis Lacan Gonzalez y Garcia ne condamne pas cet étrange pacte." Le fils, effectivement, comprend bien la "confiance aveugle" qui existait entre Luis Mariano et ceux qui étaient devenus pour lui une "famille de substitution". Et s'il n'avait que 5 ans à la mort de l'un, l'amitié de ses deux papas et le récit des aventures de cette grande famille, ce "clan à l'espagnole", font partie de sa vie : "Avec mes parents, ma soeur cadette et Luis Mariano, on faisait tout ensemble". "On était comme des bohémiens, renchérit Patchi (...) Et Mariano s'occupait plus de mon fils que moi-même".
Après le choc du décès de Luis Mariano en 1970, le second bouleversement survient en 2002, lorsque Mariano Lacan "apprend qu'il est le principal héritier du patrimoine légué par son père adoptif", et "réalise qu'il a toujours été écarté de la gestion du domaine" : "le testament rédigé en 1968 n'a pas été fait dans les règles, explique-t-il. Il a dû être interprété au terme d'une procédure qui a duré six ans. Les biens en Espagne sont revenus à la soeur de Luis Mariano et notre famille a hérité de la propriété d'Arcangues, mais d'une façon inextricable, car mes parents jouissent de l'usufruit jusqu'à leur mort, ma soeur a des droits sur la propriété et je possède la moitié du tout". Et de reprocher : "Depuis quarante ans, tout est gelé par mon père, qui veut par-dessus tout conserver en l'état ce qui nous a été laissé. Il a agi comme si Luis Mariano était encore vivant, et il s'est imposé comme son unique dépositaire. Il a décidé seul du devenir d'un patrimoine qui nous appartient pourtant aussi".
A tel point que : "Mon avenir, celui de ma femme, de mes enfants, de ma soeur, tous nos projets sont liés à cette propriété". Une propriété dans l'entretien de laquelle sont englouties toutes les royalties, en pure perte - il a même fallu vendre des parcelles du terrain...
Mais pour envisager un avenir, il faut affronter le "gardien du temple" - le père, chahuter le souvenir, braver la mort : "Le temps, la vie se sont subitement arrêtés [quand Luis Mariano est mort]. Chacun de nous s'est refermé sur lui-même. Voilà quarante ans que mes parents vivent dans le passé. Le deuil n'a jamais été fait. Quant à moi, j'ai été élevé dans le souvenir. J'ai vécu toutes ces années avec un mort à mes côtés." Voici venir le temps de la résurrection ?