Dmitri Rybolovlev "s'y attendait" et n'en faisait pas un secret : engagé dans un bras de fer judiciaire avec le marchand d'art suisse Yves Bouvier, le milliardaire russe et président du club de football de l'AS Monaco a comme il l'avait anticipé été mis en examen jeudi 19 octobre 2017 pour "complicité d'atteinte à la vie privée" dans le cadre d'une plainte déposée par Tania Rappo (67 ans), une ancienne amie bulgare résidant en principauté, marraine de l'une de ses filles par surcroît, qui a mis en contact les deux hommes en 2004.
"Demain (jeudi), je me rendrai à une convocation avec les autorités judiciaires de Monaco pour évoquer la plainte de Tania Rappo qui prétend avoir souffert d'une atteinte à sa vie privée. Je dois être inculpé comme complice dans cette affaire, bien que je conteste avoir commis de tels faits", avait ainsi devancé le magnat mercredi 18 octobre dans un communiqué diffusé à la veille de son audition par le juge Edouard Levrault, saisi du dossier.
Tania Rappo se plaint d'avoir été enregistrée à son insu par Maître Tetiana Bersheda, avocate de Dmitri Rybolovlev et personnage central d'un scandale rapidement désigné comme le Monacogate, afin de monter un piège contre Yves Bouvier, que le magnat a assigné en justice pour escroquerie : "Il convient de rappeler que cette procédure a été déclenchée à la suite de la dénonciation d'une escroquerie massive par mon trust familial et dont il a été victime", a d'ailleurs souligné l'intéressé. Celui-ci avait porté plainte en janvier 2015 contre le marchand d'art suisse, l'accusant de l'avoir escroqué en s'octroyant des commissions colossales sur des tableaux dont il faisait l'acquisition pour lui. Yves Bouvier avait par suite été inculpé d'escroquerie et de complicité de blanchiment, Tania Rappo, qui percevait des commissions (6%) sur chaque tableau, ayant été pour sa part inculpée de blanchiment.
L'affaire fera encore parler d'elle avant la fin de l'année, puisque l'une des oeuvres concernées - le Salvator Mundi attribué à Léonard de Vinci - sera remise en vente le 15 novembre à New York par la maison Christie's. "Ce tableau a été acheté chez Sotheby's de gré à gré à New York via Yves Bouvier mais en fait M. Bouvier a empoché une énorme plus-value (47,5 millions de dollars) en dissimulant le prix qu'il avait lui-même payé aux vendeurs américains", a assuré Sacha Mandel, un chargé de communication de M. Rybolovlev, lequel s'est par ailleurs constitué partie civile dans une plainte pour vol qu'il avait encouragé l'héritière de Pablo Picasso, Catherine Hutin-Blay, à déposer contre M. Bouvier (ce dernier avait revendu à M. Rybolovlev deux toiles du maître beaucoup plus cher qu'il les avait achetées à son héritière).
Dans son communiqué, Dmitri Rybolovlev, "très confiant", assurait de son intention de "coopérer pleinement avec les autorités" et de sa "certitude que le système judiciaire monégasque, indépendant et professionnel, mettra cette affaire au clair". Des mots loin d'être anodins, étant donné que sa plainte contre Yves Bouvier s'est retournée contre lui en faisant éclater un scandale sans précédent sur le Rocher en raison de collusions supposées avec des personnalités de l'appareil judiciaire et policier. Au coeur de ce scandale, Tetiana Bersheda... et le contenu de son téléphone : outre le fait qu'il a servi à enregistrer subrepticement des propos de Tania Rappo lors d'un dîner chez M. Rybolovlev à Monaco le 23 février 2015, des SMS suggérant des accointances entre le clan de l'oligarque russe et les plus hautes autorités policières et judiciaires monégasques y ont été découverts. Leur révélation dans la presse en septembre 2017 a provoqué le départ en retraite précipité de Philippe Narmino, le Garde des Sceaux monégasque qui avait la confiance du prince Albert, et l'ouverture d'une enquête contre X pour trafic d'influence.
Dans l'oeil du cyclone, l'avocate a répliqué, assurant sa propre défense dans les pages de Paris-Match du 12 octobre, trois semaines après la publication par le même hebdomadaire d'une enquête fouillée mettant en évidence son rôle. La journaliste Aurélie Raya l'a rencontrée à Londres, où elle organisait une conférence privée prévue depuis des mois sur le thème - comble de l'ironie ! - "La bataille du marché de l'art. Comment mieux protéger les investisseurs aujourd'hui". Dans la capitale anglaise, où elle se défend d'être en fuite alors que son domicile monégasque a été perquisitionné en son absence, elle dit "continue[r] sa vie, rien d'extraordinaire". Elude une question sur le bruit qui voudrait qu'elle ait vidé ses comptes en principauté. Affirme n'avoir pas peur pour sa sécurité, mais plutôt pour sa réputation : "On tente de nier ma qualité d'avocate et je redoute des décisions arbitraires", glisse-t-elle. Se réjouit d'avoir le soutien de Dmitri Rybolovlev, dont elle demeure le conseil. S'offusque du surnom, "La Tsarine", que lui a donné la presse, à elle qui est "ukrainienne d'origine".
Tetiana Bersheda s'est mise au service de Dmitri Rybolovlev en 2009. Elle a alors 25 ans et se retrouve à accepter de le représenter dans son divorce, aussi houleux que coûteux, avec son ex-femme Elena. "Je lui ai dit que je ne m'occupais pas de divorces. Il m'a répondu que son cas tenait davantage du litige commercial, du droit des sociétés et des trusts", se remémore celle qui consacrera sept années de labeur - sans le moindre congé - à la cause de son client. Pugnace, elle sonnera la charge en appel et lui permettra de voir l'indemnité de son ex-épouse passer de 4,5 milliards d'euros à 535 millions, avant un arrangement final à l'amiable. Au fil du temps, "elle s'impose à ses côtés", observe Paris Match, qui note que c'est elle qui a rédigé les accords lorsque le magnat a acquis l'AS Monaco en 2011.
Dans l'affaire opposant Rybolovlev à Bouvier, elle décrit son client comme "un être humain faillible", dont le marchand d'art a abusé de la crédulité, réalisant "une escroquerie avec la complicité d'un tiers" (Tania Rappo). En février 2015, elle enregistre une conversation en aparté entre eux trois lors d'un dîner chez "Rybo". Deux jours plus tard, Bouvier et Rappo sont interpellés à Monaco. Concernant le procédé, Tetiana se défend d'avoir agi dans l'illégalité : "En droit suisse, l'enregistrement sans le consentement de tous les participants est illégal. A Monaco, cela constitue une infraction seulement si la vie privée et familiale est évoquée, ce qui n'était pas le cas", fait-elle valoir. Sûre de son fait, elle ne rechigne pas à remettre son téléphone ainsi que ses codes de sécurité au juge Raymond qui instruit alors le dossier lorsque celui-ci le lui demande. Elle ne s'attend pas à ce que la fouille de son contenu soit aussi poussée et exhume des textos et photos qu'elle a effacés... "Je suis tombée des nues, dit-elle à l'émissaire de Paris Match, en découvrant le rapport d'expertise. Mon secret professionnel et le droit au respect de ma vie privée avaient été violés."
Quant à la teneur desdits messages, Me Bersheda a réponse à tout. Un piège fomenté aux dépens d'Yves Bouvier lorsqu'elle évoque "le plan A" dans un SMS adressé au policier monégasque Christophe Haget ? "Foutaises", la procédure était déjà enclenchée et la police leur avait demandé de maintenir des rapports inchangés avec le Suisse. Les largesses, cadeaux et civilités répétés ? "A Monaco, tout le monde se connaît (...) Si on ne peut plus déjeuner avec quelqu'un ou offrir un souvenir de son pays pour un anniversaire... (...) Quoi de plus normal, pour un avocat, que d'avoir des contacts avec les autorités ?" Quant à son patron, il était au courant de ces échanges avec des membres des autorités du Rocher, mais pas de leur "contenu précis".
Ce vendredi 20 octobre 2017, l'AFP révèle que Tania Rappo a contre-attaqué, déposant une nouvelle plainte pour "corruption" et "trafic d'influence" à l'encontre de Dmitri Rybolovlev, l'accusant d'avoir manipulé l'administration monégasque pour la piéger ainsi qu'Yves Bouvier en les faisant enregistrer à leur insu par Tetiana Bersheda. "Mme Bersheda m'a mis dans la bouche exactement le contraire de ce que j'ai dit", affirme la sexagénaire. "Cinq minutes après mon départ, elle envoyait un message à un policier. J'ai été prise dans un guet-apens (...). Ils avaient absolument besoin d'ancrer cette histoire à Monaco pour les raisons qu'on a découvertes après : ils étaient bien épaulés. Or, j'étais la seule à être résidente monégasque", détaille-t-elle dans une interview à Monaco Matin.
La nouvelle plainte de Mme Rappo "vise des faits différents, notamment de violation du secret de l'instruction et de l'enquête, et de corruption" : "Il y a un éventail de qualifications plus important, et par conséquent, le nombre de personnes susceptibles d'être concernées par la plainte est également plus important, a indiqué à l'AFP Me Denis Fayolle. Il y a aussi un matériau de saisine différent, de nature à permettre à la justice de s'intéresser aux personnes qui pourraient voir leurs responsabilités recherchées."
L'affaire Rybolovlev, comme le prince Albert préfère qu'on nomme - plutôt que Monacogate - ce lourd dossier, n'en est encore qu'à ses premiers chapitres...