Les bonnes ondes du sacre de l'AS Monaco, couronnée en mai dernier à l'issue de la saison 2016-2017 du championnat de France de Ligue 1, se sont depuis longtemps dissipées et il y a peu de chances qu'on voie à nouveau le prince Albert II et le milliardaire Dmitri Rybolovlev associés dans de grandes effusions de joie.
Le climat sur le Rocher est soudainement devenu délétère le 14 septembre 2017 avec la révélation par Le Monde et Mediapart d'informations mettant au jour un embarrassant trafic d'influence impliquant le magnat russe et des personnalités monégasques de premier plan (hauts fonctionnaires, magistrats), dont, tout particulièrement, le directeur des services judiciaires – dénomination locale du ministre de la Justice –, Philippe Narmino.
Aussitôt, cet homme de 63 ans qui aura été le premier Monégasque à occuper la fonction de Garde des Sceaux – jusque-là dévolue à des magistrats français – annonçait qu'il quittait son poste, faisant valoir ses droits à "une mise en retraite anticipée" : "Les mises en cause personnelles dont je fais l'objet et les attaques répétées subies par l'institution judiciaire ne me permettent plus d'en assurer convenablement la charge", signalait-il par voie de communiqué le même jour, plus de onze ans après sa nomination par le prince Albert, le seul auquel il avait à rendre compte de son activité visant à la "bonne administration de la justice", selon la législation monégasque.
Rentrant le même jour du Pérou, où il a pris part à la session du Comité international olympique entérinant l'attribution des JO 2024 à Paris et 2028 à Los Angeles, le chef de l'État monégasque prend acte et accepte cette démission qui ne dit pas son nom : dans un communiqué diffusé tout juste deux heures après celui de Philippe Narmino et qui contient déjà le nom de son successeur (Laurent Anselmi), le souverain tient à "salue[r] cette décision qui honore ce haut serviteur de l'État et marque son attachement à la prééminence de l'intérêt général". Le court texte précise d'ailleurs qu'Albert le maintient "dans ses fonctions de vice-président de la Croix-Rouge monégasque", dont lui-même assume depuis 1982 la présidence. Mais il s'étoffe également d'un message formel sans doute loin d'être formulé sans arrière-pensée, compte tenu du contexte : "Dans le cadre de la campagne médiatique actuelle de nature à perturber le cours normal de la justice et à tenter de la discréditer, le prince souverain réaffirme sa confiance dans les institutions judiciaires qui ne sauraient fonctionner que dans le respect des principes, droits et libertés constitutionnellement garantis."
Que le prince tire toutes les conclusions qui s'imposent
Des mots fermes qui semblent faire écho à ceux qu'a eus quasiment dans le même temps Me Francis Szpiner : "J'ai toujours dit que M. Rybolovlev avait privatisé la justice de Monaco à son profit. On a désormais la preuve que la police, le parquet et l'équivalent du ministre de la Justice ont tout fait pour constituer une association de malfaiteurs afin de réaliser une escroquerie au jugement", a fustigé l'avocat français, qui représente le marchand d'art suisse Yves Bouvier dans un procès pour escroquerie que lui a intenté en 2015 le milliardaire russe – précisément l'affaire par laquelle le scandale est arrivé... Dans ce dossier, Philippe Narmino est suspecté d'avoir joué un rôle – notamment dans l'arrestation de M. Bouvier en principauté le même année – en faveur de Dmitri Rybolovlev, avec lequel il entretiendrait des liens privilégiés par l'entremise de Tetiana Bersheda, l'avocate du magnat. La saisie du téléphone portable de la jeune femme, dans le cadre d'une plainte annexe, et l'examen des SMS qu'il contenait a mis le feu aux poudres, révélant des accointances avec le Garde des Sceaux ainsi que deux responsables de la police monégasque. Le grand reporter Jean-Michel Caradec'h a livré un passionnant récit, dans le numéro 3566 de Paris Match, des dessous de cette entente, relatant notamment un moment-clé de la "rocambolesque affaire" : un "conciliabule" entre "l'oligarque, la Tsarine [surnom donné à Tetiana Bersheda, ndlr], le banquier [Gérard Cohen] et le ministre" lors d'une soirée dans le chalet en Suisse de "Rybo".
Dans ses commentaires, Me Szpiner disait espérer "vivement que le prince saura tirer toutes les conclusions qui s'imposent". Mais l'intéressé n'avait guère le temps de s'aventurer sur ce terrain dangereux, déjà reparti outre-Atlantique pour assister à New York à l'assemblée générale des Nations unies. "Il réagira souplement comme toujours. Il va faire un ménage discret, en prenant son temps", prédisait "l'un de ses amis proches", cité par Caroline Mangez dans un sujet que l'hebdomadaire Paris Match consacre à l'affaire. Mais la journaliste constatait aussi que "certains ont déploré de ne pas le voir rester pour faire face à la tourmente" et en profiter pour s'attaquer à "cette gangrène de la corruption et ce que d'aucuns appellent le phénomène "ruskov" : la présence de plus en plus encombrante de milliardaires russes aux CV parfois sulfureux".
Rentré de Big Apple, Albert de Monaco a enfin pris la parole sur le sujet, alors qu'entretemps a été ouverte le 19 septembre une "information contre X pour trafic d'influence actif et passif ainsi que pour complicité de cette infraction" et qu'a eu lieu dans ce cadre une garde à vue de Philippe Narmino, levée ensuite sans inculpation.
Le chef d'État a soigneusement choisi son timing et sa tribune, accordant un entretien exclusif au journaliste Thomas Michel pour Nice Matin lundi 2 octobre 2017, soit le jour même de la rentrée solennelle des cours et tribunaux monégasques, inauguration de l'année judiciaire à laquelle il a d'ailleurs pris part, dans un climat "d'émotion compréhensible" de son propre aveu. Un signal fort de sa "totale confiance" affichée envers les instances de son pays : "Je ne peux bien évidemment pas commenter les différentes procédures en cours, dit-il ainsi lorsqu'on l'interroge sur les perquisitions menées chez Tetiana Bersheda et Philippe Narmino, mais je constate, comme tout le monde, que la justice monégasque fonctionne en toute indépendance. En attestent les mesures ordonnées, sans aucune ingérence extérieure, au titre de cette procédure." Et d'asséner avec autorité qu'il "ne faut pas avoir peur de la vérité" : "Si ces investigations venaient à mettre en lumière des comportements individuels défaillants, je peux vous assurer qu'aucun manquement ne sera toléré", promet-il.
Un postulat qui vaut a fortiori dans le cas particulier de Philippe Narmino, que le prince a maintenu dans ses fonctions de vice-président de la Croix-Rouge monégasque lors du tout récent renouvellement au conseil d'administration : "La présomption d'innocence est toujours en cours mais si d'autres faits surgissent dans les semaines ou mois à venir, j'en prendrai acte et je prendrai les mesures qui s'imposeront", note-t-il, saluant au passage le "courage" dont ont fait preuve les magistrats saisis du dossier "pour mettre en lumière les manquements qu'il y a eus et oser mettre en garde à vue, ou questionner, l'équivalent du ministre de la Justice". Déterminé à défendre l'institution judiciaire monégasque "face à tous ceux qui la fragilisent, que ce soit par leurs accusations infondées, par leurs actes, leurs fautes ou leurs manquements", le souverain âgé de 59 ans a confié à Laurent Anselmi, nouveau directeur des Services judiciaires, la mission d'y ramener de la sérénité. Mais aussi "de faire valoir auprès de ses interlocuteurs, et en particulier en France, la réalité des choses" : "à savoir, l'indépendance de la justice monégasque démontrée dans cette affaire."
Contraint de jouer les pompiers de service, le prince Albert récuse le terme de "MonacoGate" qui a surgi dans les médias, "très exagéré" et "inapproprié" selon lui, destiné à "faire des titres un peu plus accrocheurs". "Mais le devenir de l'État de la principauté n'est pas en péril, insiste-t-il. Depuis le 'WaterGate', dès qu'il y a une affaire qui touche un État et qui est un peu spectaculaire, on y accole le terme 'Gate'. C'est un peu trop facile."
Lui préfère qu'on emploie "le terme d'affaire Rybolovlev" et le signale d'emblée. Anecdotique ? Pas vraiment. Car le MonacoGate au coeur duquel le milliardaire se trouve a méchamment ébranlé le projet de société modèle revendiqué et incarné par le prince Albert à son avènement, en 2005. Caroline Mangez refait l'état des lieux tel qu'à l'époque de la prise de pouvoir du successeur de Rainier et de ce "ménage" annoncé : "D'un côté, les 'bosseurs', résidents ou Monégasques de la diaspora à la stature internationale, rappelés par le souverain pour l'aider dans sa tâche. De l'autre, les 'noceurs', manipulateurs rodés à la vie de cour. (...) Tous se plient d'abord à la nouvelle politique du palais, qui s'oppose vivement à l'arrivée des Russes. Puis les 'noceurs' l'emportent et la digue lâche. Alors qu'ils n'étaient que quelques dizaines au début des années 2000, on compte aujourd'hui par centaines les résidents russes", écrit-elle en mentionnant quelques noms évocateurs (Alexandre Pougatchev, Andreï Melnitchenko, Georgy Bedzhamov).
Malgré sa contribution en tant que mécène de l'AS Monaco si chère à Albert, qu'il a extirpée des abysses du football français et installée parmi les grands d'Europe, Dmitri Rybolovlev n'est pas/plus en odeur de sainteté en principauté. Et jamais ce passeport monégasque qu'il convoite depuis si longtemps, du haut de son duplex de 1600 mètres carrés au sommet de la résidence Belle Époque mais que le prince se refuse à lui octroyer, n'a paru plus inaccessible qu'aujourd'hui. Combien de temps encore s'accrochera-t-il à sa tour d'ivoire sur le Rocher ?