Parmi les nombreuses actrices françaises à avoir pris la parole sur le scandale Weinstein, il manquait la voix de l'une d'entre elles, dont la carrière à Hollywood est remarquable. Après Léa Seydoux et Marion Cotillard, c'est donc Juliette Binoche, oscarisée en 1997 pour Le Patient anglais – dont Harvey Weinstein était l'un des producteurs – qui fait part de son opinion et de son expérience. Elle a choisi de s'exprimer dans les colonnes du Monde.
Dans un long entretien avec le quotidien, la star de 53 ans livre son point de vue avec franchise, quitte à ne pas faire l'unanimité. Elle précise tout d'abord ne pas être au courant des accusations de viols : "J'ai été choquée par les faits les plus graves qui sont rapportés." Juliette Binoche explique toutefois connaître les différentes facettes de l'homme dans l'oeil du cyclone et ce depuis longtemps : "C'est lui qui a distribué Les Amants du Pont-Neuf, de Leos Carax." Elle décrit un homme très enthousiasmé par le cinéma d'auteur et "le seul qui s'en donnait les moyens". Plus loin, elle dit : "C'est un homme que j'ai connu dans différentes situations. Une fois, je l'ai vu pleurer parce qu'il se sentait honteux, mais je l'ai vu aussi généreux et également menteur. C'est un être complexe et tout aussi bizarrement attachant."
Comment a-t-elle réussi à ne pas tomber entre les griffes du prédateur hollywoodien ? "Je pense que j'étais déjà armée. La seule fois où j'ai entendu une insinuation sexuelle verbale de sa part, je ne l'ai pas prise au sérieux, j'ai répondu immédiatement par un revers de balle hors jeu. (...) Je pense que j'ai eu assez tôt un sens du danger face aux circonstances que j'ai pu croiser dès l'enfance ou à mes débuts d'actrice. À 18 ans, un metteur en scène, pour me parler d'un nouveau projet, m'avait invitée à dîner. À la fin du repas, il m'a sauté dessus pour m'embrasser. Je l'ai repoussé immédiatement en lui disant : 'Mais je suis amoureuse, j'ai un amoureux !' Une autre fois, à 21 ans, j'ai été invitée chez un producteur une heure avant un dîner organisé pour la fin d'un tournage, il s'est jeté sur moi sauvagement, j'ai dû le repousser pareillement."
Juliette Binoche explique ensuite que cette force lui vient d'un traumatisme d'enfance : "À l'âge de 7 ans (j'ai raconté cet épisode dans le magazine Elle), un maître s'est permis des attouchements sexuels, à la suite de quoi j'ai commencé à mettre des pantalons pour me protéger. Une copine m'a parlé de ce qu'il lui arrivait également et j'ai pu en parler à ma mère. Et puis ça s'est arrêté."
Elle a pu se forger une carapace et se positionner, mais "parfois, malheureusement, tout le monde n'a pas cette repartie, et certaines situations peuvent devenir beaucoup plus destructrices".
Pour Juliette Binoche, le comportement et les agressions de personnalités telles que celles d'Harvey Weinstein est en corrélation directe avec la notion de pouvoir : "Le producteur a un pouvoir, le metteur en scène a un pouvoir, l'acteur a un pouvoir. S'approcher de ces pouvoirs-là, c'est un peu comme des trous noirs dans l'espace. (...) Tout cela pour dire que quand j'ai travaillé avec Harvey Weinstein, je sentais qui j'avais en face."
Selon Juliette Binoche, "le métier d'actrice n'est pas à mettre entre toutes les mains..." : "Il faut savoir où on met les pieds et éveiller son intelligence à ne pas se faire piéger. (...) L'acteur doit voir, observer, jauger, renifler, esquiver, se protéger, mais au moment essentiel de son métier, c'est-à-dire devant la caméra ou sur une scène, se donner corps et âme !" Pour la star française, cela s'apprend par l'expérience. "C'est un métier dangereux. C'est pourquoi l'intuition est primordiale, ce n'est pas la tête qui doit opérer, c'est l'intuition."
Elle reconnaît que toutes les femmes ne sont pas égales face aux agresseurs : "Il y a peut-être des actrices qui sont plus influençables et moins préparées aux situations avec les gens de pouvoir, surtout quand on débute. Mais ce genre d'argument ne m'a jamais convaincue, peut-être parce que j'ai appris tôt à être responsable. Je n'ai jamais mis la parole de mon agent avant la mienne. J'écoute, mais je n'obéis pas."
Par ailleurs, elle ne pense pas que la dénonciation soit une bonne méthode, car elle l'a testée elle-même, lors d'une interview pour le magazine Première, en donnant le nom du réalisateur qui l'avait agressée : "À la suite de quoi, il m'avait écrit une lettre me demandant de dénoncer ce que j'avais déclaré dans ce magazine. Ce que je n'ai évidemment pas fait. Le producteur qui s'est jeté sur moi, je n'ai jamais donné son nom dans la presse. J'avais le choix entre taire son nom ou, au contraire, le poursuivre en entamant une procédure. Mais je ne pense pas qu'il faille se servir de la presse pour instruire un procès." Ce qui ne l'empêche pas de comprendre le hashtag #BalanceTonPorc : "Si cela peut aider à changer les consciences, pourquoi pas ?"
Outre le pouvoir qui donne aux hommes un sentiment de tout-puissance le débat va plus loin, jusqu'à la relation homme-femme. "Cela fait des millénaires que le masculin essaye de dominer le féminin, des millénaires que le féminin n'est pas à sa juste place, il attend patiemment que le masculin se rende, abdique ses croyances de supériorité physique, créatrice ou intellectuelle. Le pouvoir n'est pas là où l'on croit. Le féminin et le masculin ne sont pas égaux, ils se complètent. Mais cela va sans dire que les hommes et les femmes doivent avoir les mêmes droits."
La solution ? "Le masculin doit sortir de son côté animal pour aller vers son humanité. C'est une écoute différente, une vision autre. Le chemin, c'est le féminin, c'est une force qui doit descendre en lui", estime Juliette Binoche.