Face au revers subi par Barack Obama à mi-mandat, qui va désormais devoir composer au mieux avec les républicains et une marge de manoeuvre forcément réduite, un journaliste du Washington Post s'est laissé aller à un peu de fantaisie, imaginant un nouveau gouvernement composé de lauréats de prix Nobel. Parmi cette "dream team", on trouve la romancière afro-américaine Toni Morrison, icône de l'élevation sociale et chantre particulièrement intense d'une Amérique ségrégationniste, (post-)esclavagiste et miséreuse qu'elle dépeint avec une force et une vivacité incomparables dans son oeuvre, qui met en scène des figures féminines aux trajectoires puissantes et tourmentées.
Mais tandis que son président, dont elle a soutenu la campagne en 2008, attendait le verdict des suffrages, Toni Morrison, 79 ans, était elle en France, à Paris, où on devait la célébrer en de multiples occasions. Mercredi, elle recevait ainsi les insignes d'officier de la Légion d'honneur des mains du ministre Frédéric Mitterrand, lequel, dans les salons de la rue de Valois, n'a pas tari d'éloges quant à l'importance de la contribution de l'auteure : "Je souhaite vous dire que vous incarnez à nos yeux la plus belle part de l'Amérique, celle qui fonde son amour de la liberté sur les rêves les plus intenses. Celle qui offre à une enfant noire née dans un milieu modeste, en pleine ségrégation, dans une ville moyenne de l'Ohio, le destin d'exception de la plus grande romancière américaine de son époque. Vous êtes la première femme écrivain à avoir réhabilité la douloureuse histoire des Afro-Américains", s'est-il exalté devant l'héroïne du jour et de son époque.
Après avoir enseigné, dans les années 1950, à l'Université Howard (alors réservée aux Noirs) dont elle était sortie diplômée quelques années auparavant, et avoir travaillé comme éditrice dans les années 1960, l'auteure révélée dans les années 1970 par ses romans Sula et Song of Solomon s'était vu remettre en 1988 le prestigieux Prix Pulitzer pour son roman phare Beloved : cette histoire poignante d'une mère hantée par le fantôme de l'enfant qu'elle a tué pour lui éviter une vie d'esclavage avait d'ailleurs été portée à l'écran par le réalisateur Jonathan Demme, avec Oprah Winfrey (également productrice), Danny Glover et Thandie Newton (bande-annonce ci-dessus). En 1993, Toni Morrison, honneur suprême, devenait la huitième femme et le premier écrivain afro-américain le Nobel de littérature pour l'ensemble de son oeuvre. Depuis les années 1990, Toni Morrison a publié quatre romans (Jazz, Paradise, Love, A Mercy). En 2005, elle était faite docteur honoris causa de l'université d'Oxford. En 2006, année où elle cessa d'enseigner à Princeton, Beloved fut élu par le supplément littéraire du New York Times Meilleur roman des 25 dernières années.
Quatre ans après avoir été célébrée au Musée du Louvre, la romancière est à nouveau à l'honneur dans la capitale française, où elle est venue dans le cadre d'un colloque de la Toni Morrison Society - une organisation qui se partage entre d'une part l'étude des romans de l'auteure et de la condition des Noirs qu'elle restitue dans une langue à la fois ciselée et métissée de culture populaire, et d'autre part des actions de proximité -, intitulé "Toni Morrison et les circuits de l'imaginaire". Jeudi matin, Christophe Girard, adjoint au mire de Paris en charge de la culture, lui décernait la médaille Grand Vermeil. Vendredi, elle doit installer dans le XXe arrondissement de Paris un banc en l'honneur du révolutionnaire martiniquais Louis Delgrès. Il s'agira du premier banc de ce type installé hors des Etats-Unis, sorte de mémorial de l'abolition de l'esclavage, et du quatrième des "Bench by the Road" ("banc au bord de la rue") déjà mis en place.
Un banc et un triple ban pour une grande dame, essentielle.