On aurait pu penser n'en être plus à un rebondissement près dans l'affaire Bettencourt : loin s'en faut, avec un nouveau développement sulfureux, digne d'un thriller d'espionnage, dans la bataille judiciaire provoquée par la fille de la milliardaire Liliane Bettencourt, Françoise Bettencourt-Meyers, qui soutient que sa mère, âgée de 87 ans, est victime de sa faiblesse psychologique et de la cupidité de son entourage - au premier rang : le photographe François-Marie Banier, son ami depuis 40 ans.
A quelques jours de l'ouverture, le 1er juillet, du procès de Banier pour "abus de faiblesse" au tribunal de grande instance de Nanterre, voilà que font surface... des écoutes secrètes ! Des enregistrements remis à la police qui risquent fort de faire basculer le cours des débats.
Un rebondissement explosif
Avant d'en dévoiler de multiples extraits dans son édition de ce jeudi 17 juin 2010, le magazine Le Point, via son site Internet, en décrypte l'origine et en tire les principales déductions, de montages financiers et manipulations pour échapper au fisc à l'implication de l'Elysée, en passant par... un nouvel éclairage sur la supposée fragilité psychologique de la présidente de L'Oréal (dont elle a hérité de son père, le fondateur du groupe, Eugène Schueller). C'est-à-dire, ni plus ni moins, le point crucial de toute l'affaire.
Car, ces derniers mois, ce sont bel et bien les interrogations sur la capacité de Liliane Bettencourt à prendre des décisions en pleine possession de ses moyens mentaux et psychologiques qui ont guidé l'enchaînement des événements. A contrario des assertions de sa fille Françoise (57 ans dans quelques jours), qui, après bien des revers, a obtenu de faire juger Banier pour abus de confiance (le photographe a bénéficié d'un milliard d'euros de "cadeaux" et dons de la part de Liliane Bettencourt, effectués depuis plus de 10 ans, donc bien avant ces fameuses écoutes...), la milliardaire (13,4 milliards de fortune personnelle estimée, mais les enregistrements produits pourraient révéler des pans insoupçonnés) clame sa parfaite validité mentale et n'être l'objet d'aucun abus de confiance : à ce titre, elle a systématiquement refusé de se soumettre aux expertises commandées par la justice, estimant qu'il s'agissait là de procédures "humiliantes" et produisant des certificats de pleine santé mentale émanant de ses propres spécialistes. On s'acheminait donc vers un bras de fer quasi insoluble.
L'envers du décor : l'intégrale en... 28 CD !
Mais voilà que la clé tombe du trou de la serrure et que les murs ont des oreilles... Les enregistrements désormais en possession de la brigade financière ont été réalisés au coeur de l'hôtel particulier de Liliane Bettencourt à Neuilly. Pendant un an, de mai 2009 à mai 2010, grâce à un magnétophone placé dans un bureau jouxtant la chambre de sa patronne, le maître d'hôtel de Liliane Bettencourt a consigné à l'insu des protagonistes les échanges entre cette dernière et ses conseillers, tout particulièrement Patrice de Maistre, son homme de confiance, qui gère sa fortune via sa société Clymène et se trouve également être le directeur général de son holding, Thetys, ainsi que de sa fondation. Fondation (Bettencourt-Schueller) qui lui valut par le passé la Légion d'honneur et à laquelle elle faisait en février 2010 un don inédit de 552 millions d'euros pour la création à Paris d'un institut de recherche médicale de pointe. Le Point réécrit le scénario : "Au premier étage, dans un bureau voisin de sa chambre, la milliardaire reçoit ses conseillers, ses confidents. Défilent autour d'elle les hommes qui gèrent sa fortune : son chargé d'affaires, son notaire, ses avocats. Ils lui parlent fort, car elle entend mal, et en détachant chaque syllabe. Elle leur répond faiblement - parfois, ses mots s'évanouissent dans un murmure confus".
"Je ne pouvais plus supporter ce que je voyais", a expliqué au Point le maître d'hôtel-espion, qui a démissionné après 20 années de bons et loyaux services, exténué à force de "voir Madame se faire abuser par des gens sans scrupules". Pour justifier le recours à ce procédé d'écoutes secrètes, il déclare avoir voulu simplement se défendre, rappelant que François-Marie Banier aurait par le passé obtenu la tête de plusieurs des gens de maison de l'héritière L'Oréal. "M. Banier m'a accusé d'être moi aussi allé à la police - ce qui était faux, explique-t-il. À partir de là, j'ai senti qu'on ne me faisait plus confiance. Je me suis senti menacé. J'ai voulu me protéger. Je ne savais de l'affaire que ce qu'en disaient les journaux. Quand j'ai écouté, j'ai compris jusqu'où ça allait. J'ai fait mon devoir envers la famille." Ces enregistrements, "consignés sur 28 CD-ROM", il les a remis à Françoise Bettencourt-Meyers, celle-là même qui tente avec opiniâtreté de défendre sa mère contre sa propre volonté. Sans doute trop heureuse de récolter enfin un peu d'eau pour son moulin, la fille a transmis les éléments à la police. L'envers du décor de l'affaire. Mais est-ce bien légal ?
Opérations financières et évasion fiscale, une solidité pasychologique plus que jamais à prouver, l'Elysée impliquée : les ingrédients délétères d'un scandale total...
Un an de secrets d'alcôve éventés au fil des minutes... Le site lepoint.fr se fait l'écho de quelques-unes des révélations qui surgissent, faisant parallèlement apparaître une "vieille dame cernée par les solliciteurs" et incapable de leur refuser quoi que ce soit :
"On découvre ainsi que l'île d'Arros, aux Seychelles, sur laquelle Liliane Bettencourt séjourne plusieurs fois par an avec sa suite - officiellement en location -, lui a appartenu grâce à un montage financier, invisible, au Liechtenstein. Achetée en 1999 à la famille du chah d'Iran, elle serait devenue la propriété de François-Marie Banier à la faveur d'un tour de passe-passe juridique dont tout indique que Mme Bettencourt fut tenue à l'écart. Le 11 mai 2010, la vieille dame semble découvrir avec étonnement (lire les extraits) que son île n'est plus qu'un paradis perdu - mais pas pour tout le monde..."
"Le 12 mars précédent, un entretien avec son notaire, Jean-Michel Normand, lui enseigne qu'un testament signé par elle en 2007 a fait du photographe son "légataire universel". Or les poursuites engagées contre le photographe font craindre à l'entourage la découverte de ce fait stupéfiant. Les enregistrements attestent que Banier lui-même réclame que son nom soit retiré : "Il ne veut plus apparaître", souffle le notaire. "Vous lui avez donné assez d'argent comme ça", répètent à l'unisson conseillers et avocats - même s'ils proclament l'inverse devant les tribunaux..."
"Un chauffeur s'est vu offrir un appartement, un garde du corps est couché sur son testament, un médecin qui l'a accompagnée en vacances reçoit 55 000 euros en espèces - tous ont témoigné pour Banier dans l'enquête qui le vise. Le gérant de l'île d'Arros, informé de détails compromettants, a obtenu 2 millions d'euros."
"A écouter ces dialogues, la préoccupation de Patrice de Maistre semble être la maîtrise du secret. Au fil des mois, il informe Liliane Bettencourt du transfert de ses comptes suisses vers Singapour - "C'est plus fermé", explique-t-il. Alors qu'une loi récente incite à déclarer les avoirs cachés à l'étranger (contre un impôt forfaitaire), lui préconise l'inverse : " Si on ramène cet argent en France, ça va être compliqué [...] J'ai aussi regardé pour que vous déclariez votre île, mais je pense que c'est trop compliqué et j'ai peur que le fisc tire un fil"..."
"Les proches de l'octogénaire lui ont fait signer un "mandat de protection future" qui désigne de Maistre pour administrer ses biens et un professeur de médecine ami de Banier pour veiller à ses intérêts "personnels". De sorte qu'une mise sous tutelle de Mme Bettencourt aboutirait à leur donner les pleins pouvoirs... "Je fais ça par affection pour vous, lui dit son principal conseiller ; je n'ai pas envie que vous tombiez dans les pattes de votre fille"..."
Eric Woerth, Valérie Pécresse, Nicolas Sarkozy et l'Elysée impliqués !
L'affaire et les calculs excèdent très largement la seule sphère familiale. D'après un autre extrait, Le Point met en exergue un rôle possible de l'Elysée : "Ce procès, on va le gagner ?" interroge la milliardaire - preuve qu'elle se situe encore au côté du photographe contre sa propre fille. Son entourage lui répond avec optimisme : "En première instance, on ne peut rien faire de plus, mais en cour d'appel, si vous perdez, on connaît très bien le procureur. L'Elysée suit cette affaire de très près..."
Le site Rue89, de son côté, s'appuie également sur un aperçu des 21 heures d'enregistrement répercutées par Mediapart qui éclabousseraient de hauts fonctionnaires de l'Etat : y compris Nicolas Sarkozy ! Eric Woerth aurait ainsi demandé à Patrice de Maistre d'engager sa femme, Valérie Pécresse aurait bénéficié d'un "don" pour sa campagne aux régionales, et Nicolas Sarkozy pourrait également être impliqué. Le site Rue89 reproduit le passage suivant :
"- Liliane Bettencourt : " Bon alors, il faut donner pour Précresse... [sic] "
- Patrice de Maistre : " Mais ce n'est pas cher. "
- LB : " C'est elle qui a demandé cette somme-là ? "
- PdM : " Non, c'est le maximum légal. C'est 7 500, ce n'est pas très cher. Vous savez, en ce moment, il faut que l'on ait des amis. Ça, c'est Valérie Pécresse. Ça, c'est Eric Woerth, le ministre du Budget. Je pense que c'est bien, c'est pas cher et ils apprécient. "
- LB : " Et Nicolas Sarkozy ? "
- PdM : " C'est fait, c'est dedans. ""
En écho à la supposée immixtion de l'Elysée, Rue89 pointe un autre fait : "Patrick Ouart, ex-conseiller justice de Nicolas Sarkozy à l'Elysée, est aussi très présent. Grâce à lui, de Maistre peut annoncer à sa patronne une décision du procureur de la République de Nanterre, Philippe Courroye, avec un mois et demi d'avance !"
Une enquête ouverte pour "atteinte à la vie privée"...
Face à cette cascade d'indiscrétions très embarrassantes et obtenues d'une manière déloyale (il faut l'aval d'un juge pour que la police puisse mettre en place des écoutes !), qui risquent de plonger un peu plus cette affaire dans le sordide, la partie de Liliane Bettencourt s'est empressée de réagir en portant plainte, par la voie de son avocat, Me Georges Kiejman, qui a exprimé son "dégoût" à l'antenne de RTL. Une enquête préliminaire pour "atteinte à la vie privée" a été ouverte au début de la semaine et confiée à la Brigade de répression de la délinquance contre la personne après la transmission de ces enregistrements à la police, selon une information de Mediapart. Ces éléments seront-ils jugés recevables dans le cadre de l'affaire ?
Si les murs ont des oreilles, la justice pourra-t-elle à son tour être tout ouïe ? Le procès de Nanterre contre François-Marie Banier sera-t-il repoussé ? Rappelons que le photographe Banier est aujourd'hui toujours présumé innocent des faits qui lui sont reprochés et que le procédé de ces écoutes (illégales ?) est plus que "limite"...
Un premier extrait d'entretien édifiant est à lire sur le site lepoint.fr, en cliquant ici.
Révélations et de nombreux extraits de conversations à lire dans Le Point n° 1970 en kiosques dès jeudi 17 juin.