Un 30 février, il ne peut que se produire des choses folles : André Manoukian n'en croit pas ses mirettes et fonce sur Wikipedia lorsqu'il voit débarquer dans son studio d'enregistrement la regrettée Mistinguett pour un duo avec... Tina Turner ! La rencontre collisionnelle de deux icônes, deux idoles, deux féminités, deux énergies, deux époques autour de Private Dancer, single-titre de l'album phare (1984) de la tigresse reine du rock, paru 28 ans après la mort de la reine française du music-hall, dans Danseuse privée, nouveau single d'Anaïs annonçant son troisième album, de reprises qui sont plutôt des re-créations, A l'eau de javel (sortie : 5 mars 2012).
Après Je n'embrasse pas les garçons, titre déjà en radio, on peut facilement reconnaître dans Danseuse privée la signature d'Anaïs, qui se met littéralement dans la peau - make up et accessoires inclus - des deux stars du passé pour revisiter à sa manière Private Dancer, titre écrit par Mark Knopfler dont l'héroïne est une prostituée de luxe. Jouant à la fois les gigolettes coquines en Anaïstinguett et les panthères rock en Tinaïs Turner. "And any old music will do" ("N'importe quelle vieux morceau fera l'affaire") chantait Tina Turner, chante "Anaïs Turner" : Mistinguett a donc toute légitimité à faire ce bond dans le futur, et le pastiche de Tina Turner par Anaïs s'impose comme un prétexte à la convoquer. Entre hommage sincère et sketch, imposture idolâtre et imitation cocasse, la chanteuse de 35 ans ajoute deux personnages à sa galerie de portraits déjà bien fournie depuis le fameux Cheap Show, et s'inscrit plus que jamais, chanteuse comique et fantaisiste inimitable, dans la filiation de ses modèles de jeunesse - Marie Dubas, Mistinguett, Edith Piaf, Rina Ketty, Eliane Embrun, Denise Provence ou encore Lili Fayol, sa préférée : "Elles se créaient leur personnage, ce qui faisait qu'après, elles pouvaient tout se permettre. Et elles se permettaient tout. Moi aussi, j'ai besoin de sortir des sentiers battus. Je voulais garder leur folie pour leur rendre hommage mais sur des musiques d'aujourd'hui. (...) En les écoutant, je me disais qu'on pouvait raconter des bêtises, mais toujours avec un bel orchestre. Aujourd'hui, c'est soit très rigolo, soit très musical mais jamais les deux", analyse Anaïs. Un tort qu'elle s'est ingéniée à corriger, en premier lieu avec Danseuse privée. Et avec quelle maestria, quelle comédie, quelle liberté ! Le clip en témoigne, mêlant la gouaille parisienne de Mistinguett et ses commentaires fantasmés ("Mais il est où l'accordéon ?") au son des années 1980 de Tina, copiée et croquée avec délectation 28 ans après le clip de Private Dancer, et s'achevant dans un face à face visuellement puissant.
Impertinente, drôle, touchante, à la fois rocambolesque et authentique comme toujours, Anaïs expose avec ce premier single aux allures de mashup générationnel la quintessence de son prochain album prévisiblement décapant et baptisé en conséquence, A l'eau de Javel. Après l'artisanal Cheap Show et le luxuriant The Love Album, produit par Dan the Automator, elle trouve une nouvelle alchimie en plein accord avec sa personnalité, old school et diablement contemporaine, sans se départir de ses thèmes de prédilection (l'amour cruel, dépeint avec humour ou dans la douleur, les histoires de dérives un peu trash).
Elle y remet au goût du jour, nous apprend le label Polydor, "des titres des années 20 aux années 60, s'amusant à les décaper, rendant hommage à une période de légèreté et d'insouciance. Elle nous fera danser et sautiller sur des titres comme Je n'embrasse pas les garçons ou Si j'étais une cigarette, sera plus cinglante sur Le Tango stupéfiant ou totalement imprévisible avec Mon anisette et Le Petit Cochon en pain d'épice". Un répertoire qui vivra sous l'impulsion de la chanteuse un véritable retour vers le futur, renaissant dans des arrangements faits de "rock, de folk, de swing, de pop, d'électro-dub, voire de scratches, d'une espagnolade et de diverses fantaisies". On la savait irréductiblement atypique, Anaïs assume en plus d'être anachronique. Pour le plus décapant des présents.
Guillaume Joffroy