"Etre à la fois directrice de Vogue et caporal de la Légion étrangère, c'est un court-circuit assez rare", a mis en exergue Régis Debray, qui siégea avec elle au sein de l'Académie Goncourt, soulignant une incongruité emblématique de la liberté et de l'engagement exceptionnels de la grande dame à laquelle on disait adieu : avec Edmonde Charles-Roux, dont les obsèques ont été célébrées samedi 23 janvier 2016 à Marseille, "c'est quelque chose d'une époque (...), quelque chose de rare et de symbolique qui s'éloigne de nous", pour paraphraser l'auteur de La neige brûle.
Décédée mercredi 20 janvier à 95 ans dans une maison de convalescence de Gardanne, à 25 kilomètres de Marseille, l'ancienne présidente de l'académie Goncourt a reçu l'ultime hommage ému d'un certain nombre de personnalités avant son inhumation, au cimetière Saint-Pierre situé dans le 5e arrondissement de la cité phocéenne, aux côtés de son mari Gaston Defferre, qui en fut le maire de 1953 à sa mort, en 1986.
La cérémonie s'est déroulée en la cathédrale Sainte-Marie-Majeure de Marseille, dans le quartier de la Joliette, "loin d'être pleine" selon les tristes constatations de l'AFP. Outre l'écrivain Régis Debray, le maire de Marseille Jean-Claude Gaudin, qui a salué avec sa faconde connue "une rebelle, une insoumise, une anticonformiste-née", le ministre de l'Economie Michel Sapin ou encore l'ex-ministre Jean-Pierre Chevènement, admiratif de cette "femme libre qui a usé de sa liberté", y ont assisté, à l'instar de l'ex-président du conseil général Jean-Noël Guérini et de l'ancien président socialiste de la région Paca Michel Vauzelle.
Olivier Nora, PDG de Grasset qui fut la maison d'édition de tous les ouvrages de l'auteure, le poète Jean Ristat et le petit-neveu et filleul de la défunte ont également pris la parole au cours de la cérémonie pour saluer la mémoire d'une icône de son temps. A la sortie de l'office, sur le parvis de la cathédrale, la présence de soldats de la Légion étrangère, qui ont accompagné le cercueil recouvert du drapeau de la France au son de la sonnerie aux morts et de la marche officielle de la Légion, rappelait son engagement lors de la Seconde Guerre mondiale et dans la Résistance comme infirmière. Blessée à Verdun en portant secours à un légionnaire, Edmonde Charles-Roux avait été décorée de la Croix de guerre, avec plusieurs citations, et faite chevalier de la Légion d'honneur en 1945 (en 2013, elle avait été élevée au rang de Grand officier par Nicolas Sarkozy, qui l'avait promue commandeur en 2010). En reconnaissance de son engagement de tout une vie auprès de la Légion étrangère, elle en avait également été reçu le grade de caporal d'honneur.
Femme de lettres et de combats, la disparition de l'auteure d'Oublier Palerme (Goncourt 1966) a également beaucoup touché Bernard Tapie. A l'annonce de sa mort, l'ancien ministre et ancien président de l'Olympique de Marseille avait fait part de sa vive émotion en se remémorant leur première rencontre en 1985 lors d'un dîner à l'ambassade de Russie à Paris et comment c'est grâce à Edmonde Charles-Roux qu'il a été amené à prendre les commandes de l'OM. "On a eu tout le temps ensuite des rapports incroyables, a-t-il fait valoir. Pour moi, c'était la définition de la femme parfaite, à la fois féministe militante, à la fois d'une grâce et d'une élégance folle, d'un courage hors norme. Sa devise c'était "vivre, c'est savoir dire non" (...) Pour moi, c'est une indocile élégante."
Avec Edmonde, l'amitié avait quelque chose de plus
Ce dimanche, on peut découvrir dans le JDD un autre hommage très touchant à Edmonde Charles-Roux : celui de l'écrivain Tahar Ben Jelloun, membre de l'académie Goncourt. Lui aussi se souvient de sa première rencontre, en 1978 lors d'un salon du livre qu'elle organisait à Marseille, avec celle qu'il décrit comme "une militante, une passionnée, une femme de conviction". Il n'a pas oublié "ce regard amoureux du Maghreb" qu'elle avait, ni les discussions qu'il a pu avoir, par son entremise, avec Gaston Defferre. "Elle m'intimidait et je n'osais pas la déranger, repense l'auteur de L'Enfant de sable et La Nuit sacrée (Goncourt 1987). Ce fut elle qui maintint notre lien vivant en m'associant à ses fêtes autour de la rose et du livre (...) Je ne savais pas à l'époque qu'elle allait jouer un rôle essentiel dans ma vie."
Tahar Ben Jelloun explicite ensuite cette allusion, révélant dans quelle mesure l'ouverture d'esprit d'Edmonde Charles-Roux a "tracé et orienté son destin" : "J'appris plus tard combien, même si je m'en doutais, je lui devais le prix Goncourt en 1987. Elle ne m'en a jamais parlé, mais je sus par des indiscrétions, notamment de Michel Tournier [qui vient de nous quitter, NDLR], tout ce qu'elle avait fait pour convaincre les autres membres de l'académie pour qu'un écrivain venu d'ailleurs remportât pour la première fois ce prix prestigieux. L'ouverture était faite. Me suivront Andreï Makine, Amin Maalouf, Atiq Rahimi..."
Des années plus tard, il intègre l'académie Goncourt : "Depuis mon entrée dans cette compagnie en 2008, je n'ai cessé d'être fasciné par cette grande dame dont j'admirais le rigueur, l'intelligence et aussi l'exigence. Il nous arrivait de dîner en tête à tête juste parce qu'elle avait senti que je traversais un mauvais moment dans ma vie personnelle et qu'elle me témoignait ainsi son amitié et sa fidélité. (...) On avait pris l'habitude de se téléphoner une fois par semaine, pour bavarder, échanger nos avis de lecteurs, parler de la situation de la gauche, qui la désespérait. J'aimais sa voix, le ton ferme sur lequel elle parlait."
Des affinités qu'on retrouve dans une jolie formule de l'écrivain marocain : "Avec Edmonde, l'amitié avait quelque chose de plus, une sorte de complicité et d'élégance qui m'accompagnait tout le temps."
G.J.