Depuis le printemps dernier, Juliette Gréco est en tournée. Une tournée d'adieu, tout simplement intitulée Merci. "Il faut savoir partir joliment, c'est une question de courtoisie", a-t-elle coutume de dire. Alors qu'elle célèbrera en février son 89e anniversaire sur la scène du Théâtre de la Ville à Paris, la muse du Saint-Germain-des-Prés d'après-guerre se confie longuement dans les pages de Télérama.
Née dans un famille très bourgeoise et très catholique, Juliette Gréco avait cependant une mère pour le moins anticonformiste pour l'époque : "Profondément, confirme Gréco. Dans sa vie privée, car elle était homosexuelle. Et politiquement, elle était très à gauche", raconte l'interprète de Brel, Ferré, Gainsbourg et tant d'autres. Durant la guerre, la mère de Gréco est résistante. Arrêtée, elle sera déportée avec son autre fille. "Elles en sont revenues, se souvient la chanteuse. Quand je les ai retrouvées au Lutetia, parmi les déportés de retour des camps, ma mère ne m'a même pas demandé comment j'allais. Elle voulait juste des nouvelles de sa copine. Elle ne m'a jamais aimée. Ce jour-là, j'ai définitivement compris. Ma mère n'était pas faite pour la maternité ; elle était faite pour être un héros - ce qu'elle était. J'ai toujours été une enfant non désirée. Et même refusée. C'est très douloureux. J'ai mis un temps fou à comprendre qu'on pouvait m'aimer."
J'ai mis un temps fou à comprendre qu'on pouvait m'aimer
Juliette Gréco aurait pu mal tourner si elle n'avait été confiée par sa mère à Hélène Duc, sa professeur de français puis comédienne à la grande carrière, décédée en 2014. "Hélène m'a apporté l'amour, la quiétude, la protection. Toutes sortes de choses dont un enfant a horriblement besoin... Elle m'a sûrement sauvé la vie. En tout cas, elle a sauvé ma vie." De fait, Juliette Gréco dit comprendre cette jeunesse qui dérape dans la violence ou se réfugie dans la religion. Mais pas celle qui vote FN : "Un manque d'éducation peut-être. Ils doivent avoir besoin d'autorité et ils pensent qu'elle est là. Alors que ce n'est pas de l'autorité, c'est de la brutalité."
Celle qui dit que son "coeur révolutionnaire continue de battre" a connu des amours controversées. "Vous avez aimé Miles Davis quand le racisme était terrible ; le pilote Jean-Pierre Wimille, marié et plus vieux que vous. Et vous n'avez jamais nié avoir aimé une femme", lui fait remarquer Télérama. La réponse de Gréco vaut de l'or : "Toute ma vie, j'ai aimé qui je voulais et plutôt deux fois qu'une." Elle vit désormais avec Gérard Jouannest, son pianiste et compositeur, qu'elle connaît depuis quarante-sept ans. De son court mariage avec le comédien Philippe Lemaire, une fille est née en 1954. Elle a, elle aussi, eu une fille, Julie. "Ma petite-fille raconte que dans la cour de l'école, ses camarades lui disaient : 'Ta grand-mère est une vieille goudou !' Incroyable ! Elle est comme moi, elle ne comprend pas, raconte Gréco. Il paraît que l'ordre moral revient... Au nom de quoi ose-t-on juger la vie privée des autres ? C'est d'une grossièreté insigne. Je déteste le rideau soulevé et l'oeil qui épie derrière la fenêtre."
Il paraît que l'ordre moral revient... Au nom de quoi ose-t-on juger la vie privée des autres ?
Jusqu'en mai, Juliette Gréco chante. La tournée est intense, mais il y a cette magie qui opère dès la première chanson et qui la rendrait presque invincible : "Dans mon corps, ça va lorsque je suis sur scène. Dès que le rideau se lève, une force inexplicable surgit en moi et je deviens maîtresse de tout, même de la douleur... Hors de scène, j'ai soudain du mal à marcher, je m'accroche aux bras de qui veut bien... L'état de grâce ne peut pas durer encore longtemps, et je ne veux pas prendre le risque de faire pitié. Ce serait extrêmement grossier et tout à fait inutile."
Télérama, en kiosque le 5 janvier 2016.