"J'ai trois étoiles. J'ai eu trois pontages. Et j'ai toujours trois femmes" : à 80 ans et le verbe toujours aussi gourmand et vert, Paul Bocuse décidait en 2005, peu après sa lourde chirurgie cardiaque, de révéler le grand secret de sa vie personnelle - la polygamie. Un secret qui n'en était pas tout à fait un dans sa région lyonnaise, mais méconnu du grand public : le héros et héraut de la cuisine française, mort ce 20 janvier 2018 à l'âge de 91 ans, était l'homme de trois femmes à la fois.
J'espère qu'elles me pardonneront
Quelques lignes, quelques lignes seulement, avaient ainsi fait leur apparition en dernière minute dans Paul Bocuse, Le feu sacré (éditions Glénat), biographie sacrément bien nommée du chef rédigée par sa belle-fille Ève-Marie Zizza-Lalu, fille de Patricia, la troisième de ces drôles de dames... pour qui la situation ne le fut pas forcément, drôle. "Je ne regrette rien, sauf peut-être la peine que j'ai pu faire aux femmes de ma vie. J'espère qu'elles me pardonneront", confessait ainsi Paul Bocuse dans le très court passage, niché en plein coeur de l'ouvrage, consacré à cette révélation. "C'est Eve-Marie qui a un peu insisté pour le pardon, avait signalé après la sortie du livre la journaliste Brigitte Vittal-Durand, qui était allée enquêter pour Libération à Collonges-au-Mont-d'Or. Lui, il était très content du passage précédent" : "Il y a beaucoup de points communs entre la cuisine et le sexe. On consomme une union, on dévore des yeux, on a faim de l'autre... L'homme a toujours besoin de manger et de se reproduire, et dans les deux cas, il faut passer à la casserole." Réflexion croustillante du chef qui avait inspiré à l'envoyée spéciale de Libé le titre de son savoureux article (toujours disponible sur le site du quotidien) : Paul Bocuse. Monsieur Croque-Madames.
Il y avait Raymonde, jolie blonde de Saint-Rambert-d'Ile-Barbe - village voisin du fief des Bocuse, Collonges-au-Mont-d'Or - rencontrée à l'adolescence. Après avoir combattu lors de la Seconde Guerre mondiale, engagé volontaire au sein de l'Armée française de la Libération, Paul l'avait épousée en 1946 (année à partir de laquelle Raymonde dirigea l'établissement familial au sein duquel le chef glana ses trois étoiles au Guide Michelin) et l'année suivante était née une fille, Françoise, qui allait se marier plus tard au fils du grand chocolatier Bernachon et donner à son père une descendance qui le comblait de fierté. Deuxième femme de la vie de Bocuse, Raymone, ancienne directrice de clinique, lui donna un fils vingt-deux ans plus tard, Jérôme, qui dirige les activités américaines du groupe et a eu un fils qui porte le nom de son grand-père. Quant à Patricia, mère d'Eve-Marie, elle fait aussi partie de la galaxie Bocuse, à l'origine avec Paul de la société Produits Paul Bocuse et soucieuse de "faire briller sans relâche l'étoile Bocuse". Alias "la Fée Clochette", selon sa fille, "apparaissant à la demande, invisible quand il le faut".
Brigitte Vittal-Durand avait bien tenté de connaître leur sentiment, à ces trois Mesdames Bocuse entre lesquelles monsieur se partageait, "déjeunant chez l'une, prenant le thé chez l'autre, dînant avec la dernière ; partant à la montagne avec l'une, au Japon avec la deuxième, restant au coin du feu avec la troisième ; élevant une fille avec la première, un fils avec la deuxième, confiant à la fille de la troisième la rédaction de ce livre testament". Chou blanc : "La première, rapportait-elle à l'époque, tailleur mauve et délicate mise en plis, traverse la salle du célèbre restaurant de Collonges-au-Mont-d'Or (Rhône), allant de convives en convives, la tête haute, naviguant entre les tables. Elle sourit. Elle n'a "rien à déclarer". La deuxième, ce n'est même pas la peine de frapper à sa porte : c'est non. La troisième aurait sans doute volontiers parlé. Mais si les deux premières ne veulent rien dire, elle ne voit pas de quel droit elle s'imposerait à être la seule à raconter."
Le plus bavard reste donc, encore une fois, Paul Bocuse lui-même, et encore. En l'occurrence, il avoue à la reporter que "c'est délicat" et, dans un silence, "se dérobe à toute explication". "Avec Eve-Marie, ça a été une très bonne collaboration. Je la connais depuis qu'elle a 5 ans. Elle est très intelligente. Elle est charmante. Sa mère aussi est charmante, elle gère le nom de Bocuse dans le monde. Elles sont charmantes toutes les deux", finit-il par éluder habilement.
135 ans de vie commune
Au final, dans Paul Bocuse, Le feu sacré, l'évocation de cette vie intime à trois pans se faisait, sans surprise, sous la forme d'un bon mot : "Si je calcule le nombre d'années où j'ai été fidèle aux trois femmes qui ont compté dans ma vie, j'arrive à 135 ans de vie commune." Jovial, épicurien, c'était Monsieur Paul.
Un grand Monsieur de la gastronomie qui fut aussi un père spirituel pour tant de chefs et d'amoureux de la cuisine, qui communiquent en masse leur émotion sur les réseaux sociaux. Voire un père d'adoption pour certains, à l'image de Régis Marcon, 61 ans : "Pour moi c'était un peu un papa, parce que j'ai perdu mon papa très jeune et c'était quelqu'un qui représentait beaucoup pour moi", a réagi, suite à l'annonce de sa mort, le chef trois étoiles, président du concours Bocuse d'Or France (qu'il remporta en 1995) et qui a baptisé son dernier fils Paul en l'honneur du chef lyonnais.