Grand voyageur, mais tellement bien installé dans son art... Quelques semaines après avoir donné fin septembre un concert en pleine gare de Lyon à Paris, pour le TGV Lyria, Stephan Eicher reprend le train. Cette fois, ce n'est plus Louis Bertignac son compagnon de voyage, mais la charmante Emma de Caunes, mélomane avertie, que le chanteur suisse connaît vraisemblablement depuis un moment : Antoine de Caunes, son père, mentor musical et grand complice, avait permis dans les années 1980, dans son émission Rapido, la rencontre décisive de Stephan Eicher (qui devait plus tard orchestrer, en 2002, la bande originale de son film Monsieur N.) et du romancier Philippe Djian, son ami et parolier précieux depuis.
Ensemble, Stephan Eicher et Emma de Caunes arrangent quelques tranches de vie itinérante dans le clip du morceau Le Sourire, premier extrait du superbe album du Suisse, L'Envolée, réalisé avec le très inspiré et très élégant Mark Daumail (Cocoon), et paru le 20 octobre. Images de Super 8 et HD s'emmêlent joliment dans une foule de détails, d'anecdotes et de petits moments ; des coupures de presse d'hommes politiques aux gestuelles comiques s'amoncellent comme autant de "kilos d'emmerdements", emportés par le torrent de joie de vivre de ce beau duo aux allures de père et fille. Axe de rotation du clip, un gigantesque doigt d'honneur : celui monumentalement érigé sur la place de la Bourse (Piazza Affari), à Milan, par l'artiste iconoclaste Maurizio Cattelan. Une oeuvre baptisée... L.O.V.E. !
Depuis son érection, ce doigt de love fait polémique, mais a résisté à la controverse : prévue pour une installation temporaire, les Milanais, frondeurs, se sont à ce point approprié l'oeuvre que la municipalité a choisi de la maintenir. Et c'est au pied de cette main que Stephan Eicher finit en pleine liesse populaire, dans une love party inattendue, tandis qu'Emma est endormie. Un clip qui sera certainement évoqué le 10 novembre dans La Musicale de Canal+, émission d'Emma de Caunes dont... Stephan Eicher sera l'invité.
Cinq ans après son Eldorado, réalisé avec l'excellent Frédéric Lo, et trois ans après le coffret Traces, qui marquait ses trente ans de carrière musicale, Stephan Eicher, grain de voix intact, interprétation et prose toujours aussi soignées, a fait équipe avec Mark Daumail pour L'Envolée, un album splendidement arrangé, d'une grande sensibilité, et, passé l'incipit angoissant et nocturne du titre d'ouverture (Donne-moi une seconde), plein de souffle. Un souffle qui inonde le refrain de ce morceau d'ouverture, lorsque des choeurs célestes viennent par surprise transcender une partition sobre de piano glacial et de guitare électrique résonnante. Il y a quelque chose d'un Charlie Winston dans le riff imparable et le rythme indomptable de Dans ton dos. Les motifs lancinants semblent un moteur perpétuel dans L'Envolée, comme le confirme le très touffu Tous les bars, imprédictible portrait d'une femme en détresse. Echo au titre de l'album, Envolées surprend par son climat atrabilaire et son esprit un peu "musical" de Broadway, où une love story fleurit dans le dépotoir de la société de consommation. Ample, apaisant et planant, Du, second morceau en langue étrangère, impose à l'opposé une sorte de plénitude messianique. Epuré, Disparaître revêt des airs d'adieu sans pathos, comme complété par le majestueux et animé La Relève, formant une sorte de diptyque. Elle me dit, évidemment sans rapport avec le titre du même nom de Mika, capture l'attention par son look sonore crapule et l'arrivée d'un autre timbre accrocheur : celui de Philippe Djian, qui dialogue à merveille avec Stephan Eicher. On aurait pu en rester là, mais le très radio-friendly L'Exception ramène des cuivres brillants et une rythmique solaire, avant que le très ouaté Schlaflied (berceuse, en allemand) ne congédie l'auditeur en douceur...
Au final, peu de sourires (d'où l'importance du titre, "Le" Sourire) dans cette Envolée, mais beaucoup, beaucoup d'âme.
Guillaume Joffroy