"Nase", "baltringue", "troubadour" : Alain Chamfort en a pris pour son grade en décidant de tresser en musique les fils de la destinée du regretté Yves Saint Laurent. En réalité, c'est avec un humour qui sied pleinement au panache et à l'élégance de ce concept-album (Une Vie Saint Laurent) cousu main qu'il consacre au défunt couturier, que l'agréable dandy de la pop française a choisi de dévoiler le clip qui en accompagne le premier single : A la droite de Dior.
En effet, Chamfort, très aristocrate dans le port, s'est prêté à plusieurs menues vidéos, des teasers annonçant la publication de ce clip attendu, comme vous pouvez le découvrir ci-dessus : pris d'une vague mégalomanie, croyant qu'on le couvre de lauriers alors que c'est à YSL qu'ils sont destinés, il en paye le prix - la virile voix off le couvrant de... noms d'oiseaux.
A la vue du clip qui accompagne A la droite de Dior, un premier extrait qui situe directement la trame de l'album du côté de l'audace passionnée et de la fougue inspirée du jeune Saint Laurent (nous renvoyant en 1955), l'ambiance potache est toujours au rendez-vous, avec la présence du complice Pierre-Dominique Burgaud (Le Soldat Rose), pourvoyeur de l'idée originale et plume de ce projet haute couture musicale d'ores et déjà disponible.
Avalisé par Pierre Bergé, compagnon de feu Yves Saint Laurent actuellement embarqué dans une querelle virulente avec le Téléthon, le projet Une Vie Saint Laurent a bénéficié d'une conception des plus chiquées : une facture bien griffée, mot après mot comme maille après maille, qui honore son enjeu - un itinéraire sentimentalo-modeux en 16 chansons-tableaux du mythe et de l'homme Yves Saint Laurent, de sa naissance à Oran à sa rencontre avec Pierre Bergé, de la guerre d'Algérie à la création d'YSL Couture puis à la consécration mondiale, une trajectoire unique à travers le siècle, à travers l'alcool, l'argent, la mode, la drogue, la dépression, dessinant en filigrane une société en pleine mutation ("une femme en pantalon, est-ce shocking or not", chante Chamfort dans le virevoltant Smoking or not smoking, véritable bombe sixties mâtinée de Motown).
Survol note à note, souvenir à souvenir...
Oran brosse le portrait, sur mélancolie de piano et violoncelle (plus le violon de la délicieuse Karen Brunon) joliment nostalgiques, de "ce petit garçon" qui "habille ses poupées en reines", auquel Alain Chamfort fait dire, dans un refrain à l'envolée sublimement élégiaque : "Un jour mon nom en lettres d'or brûlera sur les Champs-Elysées/Un jour mon nom en lettres d'or brûlera les lèvres du monde entier".
A la droite de Dior, avec son rock'n'roll vintage imparable et son florilège de jeux de mots divins (Dior/Dieu), nous propulse de 1936 à 1955, année qui voit Yves Saint Laurent faire ses débuts comme assistant de Dior : "mais assistant de Dior c'est à mes yeux/entrer chaque matin dans le secret des Dieux/Pardon, des Dior".Le chapitre suivant, logiquement, accompagne la montée au ciel du mentor : Les clochettes blanches sonnent précieusement la mort de Christian Dior (1957), escorté par un choeur d'enfants aérien (un travail à mettre au crédit de l'excellent Jean-Phillipe Verdin, très présent sur l'album).
En 1958, Yves Saint Laurent signe sa première collection pour Dior : Le Jeune homme au balcon, fantaisie candide saupoudrée de Sicile et de Jamaïque, décrit les traits du jeune homme qui salue maladroitement la foule bientôt conquise...
Susurré, Pas de guitare et son commencement guitare voix hommage à Jeux Interdits introduit alors la sensualité, abordant la rencontre de YSL et Pierre Bergé. Un texte pudique-impudique ciselé en valse, qui fonctionne comme un ostinato sur la structure "à la guitare... pas de guitare" : "J'ai découvert Jeux interdits à la guitare/Puis découvert jeux interdits sans la guitare".
Changement de décor avec l'appel d'YSL au service militaire dans Une étoile qui tombe, ses résonances et incursions jazz inquiétantes, épaissies du couple trompette bouchée-trombone.
1961 - Les deux ne font qu'un : les modes majeurs prennent le relais des modes mineurs, l'amplitude des trombone, clavecin et choeurs célèbrent la création de la griffe YSL, "loin des avenues bénies par les Dieux de la mode", par le tandem.
Smoking or not smoking ? salue, avec un enthousiasme groovy, l'invention (1966) révolutionnaire du smoking féminin sur fond de libéralisation morale et de prémisses de pop-culture.
Comme son titre l'indique, Prêt-à-porter prolonge l'exploration de la subversion de l'art d'YSL : la démocratisation de la mode. "Etre le jouet d'une poignée de riches, c'est s'offrir un destin de caniches/Faire les robes des femmes d'ambassadeur, qu'est-ce sinon de la déco d'intérieur ? (...) Habiller quelques mannequins en vogue/Ça ne fait de vagues que dans Vogue", s'élève le grand couturier par la voix de l'esthète Chamfort.
Avec Les Muses, on quitte l'alcôve de l'artiste pour le suivre dans ses seventies délurées : les nuits parisiennes, "drogues, nuits blanches et Andys pas tous Warhol". Caverneuse, jouissive, malicieuse, la voix d'Alain Chamfort hante ce tableau musical psychédélique...
1974 - 5, avenue Marceau : "Elle est loin la rue anonyme des débuts (...) C'est ici que naissent les tendances, l'étendard du goût Made In France". Le faste de la griffe se décline en créations et s'exprime dans un titre aux couleurs tonales ravissantes, bien enlevé par surcroît.
Après la frénésie créative et mondaine, le havre de paix du fameux couple, acquis en 1980 : Majorelle et son jardin, lieu incontournable de la mythologie Bergé-Saint Laurent. "C'est un pays qui s'habille de couleurs, de pourpres nymphéas et de bleus insensés/C'est un pays qui s'habille de couleurs, l'oeuvre à n'en pas douter d'un immense couturier". Une vision édénique restituée par une partition hypnotique et épicurienne.
Le marketing la poésie : jazz alangui, piano défraîchi, voix désabusée et volage, Chamfort et Burgaud une diatribe tout en douceur sur les ravages de la société du profit, évoquant le rachat en 2000 d'YSL Couture et la nomination de Tom Ford.
Au son des cloches et d'une guitare franche qui escortent son amertume, Yves Saint Laurent se retire de la vie publique, sur Quand on a tout connu : "Qu'y a -t-il après (...) Qu'est-ce qui fait battre le coeur (...) Quoi qui vaille la peine (...) Quelle morne plaine ?"
2002 - YSL se retire de la haute couture... On dit, l'adieu au gigantesque créateur tisse le fil d'une oraison magnifique aux accents de Lawrence d'Arabie : "Demain j'aurai l'immense et l'odieux privilège de me découvrir mort de mon vivant".
2 juin 2008 - Adieu Monsieur Saint Laurent. Pas question de déflorer le dernier costume, instrumental, d'YSL selon Alain Chamfort. Nous préférons vous laisser dérouler jusqu'au bout le fil d'Une Vie. LA Vie Saint Laurent.
Guillaume Joffroy