À Hollywood, terre de la démesure régie par les acteurs bankable et les retours sur investissement de chaque blockbuster, la mémoire des studios est courte. À quelques jours de la sortie américaine du film de guerre Red Tails, George Lucas annonce dans une longue interview accordée au New York Times qu'il tourne le dos à Hollywood : "Je prends ma retraite. Je quitte le milieu, la société (Lucasfilms), toutes ces choses".
Derrière cette décision, il y a probablement une crise existentielle pour le réalisateur de 67 ans. Après plusieurs décennies occupées à fournir la mythologie Star Wars à coups de prequel, séries dérivées et autres merchandising, George Lucas veut dorénavant se consacrer aux "films d'art", ceux-là même qui avaient marqués ses débuts dans les années 70. Pourtant, c'est moins une volonté de retrouver sa jeunesse que de mettre un coup de pied dans la fourmilière qui motive le cinéaste.
La revanche de Lucas
Depuis plusieurs années, George Lucas se heurte à l'hostilité et l'indifférence générale avec son projet de film de guerre Red Tails, sur un escadron de soldats afro-américains pendant la Seconde Guerre Mondiale. Depuis plus de vingt ans, George Lucas pense à cette aventure spectaculaire avec des héros qui luttent dans les airs pour la liberté du peuple face à une sombre masse maléfique - un refrain qu'il connaît à la perfection. Rangé au poste de producteur, il a découvert avec surprise que les studios n'étaient en rien intéressés par Red Tails.
Au mieux, le nouveau film porté par George Lucas a été gentiment refusé ; au pire, il a été ignoré. "Est-ce que ce n'est pas leur boulot d'au moins voir les films ? Ce n'est pas comme un gamin de Sundance venu chez eux en disant 'J'ai fait ce petit film, voudriez-vous y jeter un oeil ?'. Si Steven (Spielberg) ou moi ou Jim Cameron ou Bob Zemeckis va les voir, et qu'ils disent 'On ne va même pas prendre la peine de le regarder'..." Le réalisateur termine sa phrase dans un soupir, mais la chute est limpide : si un nom aussi célébré que le sien ne peut même plus attirer l'attention sur un film de guerre épique, où va le monde ?
Pour George Lucas, la raison de ces refus est simple : le cinéma hollywoodien est raciste. Avec son budget et son casting essentiellement noir, Red Tails n'entre dans aucune catégorie, et les studios ne voient pas comment ils pourraient rentrer dans leurs frais : "Je leur ai montré le film, et ils m'ont dit n'avoir aucune idée de comment le vendre". Résultat : George Lucas a investi lui-même près de 100 millions de dollars dans la production.
Collaborateur privilégié depuis une vingtaine d'année, Rick McCallum assure que George Lucas est arrivé au bout de lui-même : "Une fois que tout ça est fini, il aura fait tout ce qu'il a jamais voulu faire. Il aura accompli sa tâche, en tant qu'homme et réalisateur". Après plus de 4 milliards de dollars amassés avec Star Wars et presque 2 milliards avec Indiana Jones, Lucas veut retrouver les cinémas d'art et essai.
Les fanboys contre-attaquent
Mais les studios ne sont pas les seuls responsables de sa démission. Depuis 1997 et les éditions remasterisées de Star Wars, George Lucas est devenu la cible de ceux qui rêvent de manier un sabre laser depuis leur enfance. Technicien dans l'âme, il profite de chaque avancée technologique pour dépoussiérer l'univers qu'il a imaginé, souvent dans la forme (un dialogue, un plan, un clignement d'oeil) mais parfois dans le fond. Dans le premier épisode de la série, il a notamment changé le cours d'une scène où Han Solo tirait sur un ennemi, avant même que celui-ci ne l'attaque. Dans la version remasterisée, il utilise seulement son arme pour se défendre, et enlève ainsi toute ambiguïté.
Après la polémique autour des armes à feu de E.T. remplacées par des talkie-walkie, Steven Spielberg jurait ne plus jamais retoucher ses films. De son côté, George Lucas entretient le contrôle absolu qu'il a sur ses bébés : "Sur internet, tous ces mecs se plaignent que mes modifications changent complètement le film (...) Je leur réponds 'OK. Mais mon film, avec mon nom dessus, qui dit que je l'ai fait, doit être comme je veux qu'il soit".
La nouvelle trilogie n'a pas véritablement aidé à lui attirer la sympathie des cinéphiles. Trop léger, La menace fantôme s'est attiré les foudres d'une masse qui a vu le crétin Jar-Jar Binks remplacer Han Solo. Trop romantique, L'attaque des clones terminait d'achever ceux qui n'avaient pas perdu espoir. Seules la violence et l'ampleur tragique de La revanche des Sith a permis de panser les blessures d'une génération écoeurée par le mercantilisme de George Lucas.
L'attaque des Star Wars
Car au fil des années, il est clair que le cinéaste est tombé du côté obscur de la Force, là où l'Empire capitaliste a pris l'ascendant sur la rebéllion créative. À force de poupées, jouets, autocollants, slips, jeux vidéos, livres et séries animées, Star Wars est devenu une franchise où les films trouvent une place comme les autres parmi les babioles de collection.
Curieusement, George Lucas s'évertue depuis son premier film à mettre en scène des marginaux en lutte contre une société qui les étouffe lentement. Dans THX 1138 (1971), un homme et une femme s'échappaient d'un cocon aseptisé où la drogue est préférée au sexe. American Graffiti (1973) suivait les déambulations de jeunes désemparés à l'aube de l'âge adulte, et Star Wars narre les aventures de rebelles démocrates dans un monde de terreur.
Visiblement décidé à fuir Hollywood pour racheter son âme d'artiste, George Lucas garde tout de même sous le coude le cinquième volet d'Indiana Jones, malgré l'accueil très mitigé du dernier film, et les différends entre Spielberg et lui au sujet de la carte alien, difficile à avaler.Quand à la possibilité d'un nouvel épisode de Star Wars, elle est vite balayée : "Pourquoi est-ce que j'en ferais un autre alors que tout le monde me hurle constamment dessus pour me dire que je suis une personne terrible ?"
La preuve : Star Wars - Episode 1 : La menace fantôme ressortira le 8 février prochain en 3D, pour s'offrir à une nouvelle génération, repousser les limites de l'expérience ou empocher quelques millions supplémentaires, selon les avis.
Geoffrey Crété