De la place Jean Ferrat, fraîchement inaugurée à Ménilmontant, on ne voit certes pas comme la montagne est belle, là-bas à Antraigues-sur-Volane, ni le passage des saisons sur les contreforts ardéchois qui surplombent la place de la Résistance où son âme en fait, de la résistance, ni la grande maison au bord du torrent à truites qui devint son repère et son bonheur dès 1973. Mais on y voit comme sa France ne l'oublie pas.
Cinq ans après sa mort, le 13 mars 2010 à Aubenas (Ardèche), qui laissait la nation orpheline d'un de ses grands poètes, Jean Ferrat était célébré vendredi dernier, 13 mars 2015. A Paris, sa grande amie Isabelle Aubret, qui l'avait connu en 1962 après sa victoire au concours de l'Eurovision (avec la chanson Un premier amour), se joignait à la maire Anne Hidalgo et à son prédécesseur Bertrand Delanoë, grand admirateur de Ferrat, pour l'inauguration officielle d'une place à son nom à cheval sur les 11e et 20e arrondissements, à l'intersection du boulevard de Ménilmontant et de la rue Oberkampf. Un quartier populaire, et une initiative qui l'était également : c'est à la suite de la demande d'habitants, et en concertation avec eux, que le Conseil de Paris avait approuvé en mars 2012 le projet. Avec beaucoup d'émotion, en présence d'une foule nombreuse chérissant la mémoire de l'artiste disparu, Anne Hidalgo a prononcé quelques mots pour saluer celui qui les choya tant et mis notamment ceux d'Aragon en musique. Une cérémonie qu'Isabelle Aubret, qui chanta Ferrat tout au long de sa carrière, conclut en beauté en interprétant Ma France.
Le même jour, parmi les nombreux hommages rendus, le quotidien L'Humanité consacrait son édition et sa une à cet ancien cher camarade d'idéaux.
À l'occasion du cinquième anniversaire de sa disparition, une journaliste de la rédaction de L'Huma, Laurence Mauriaucourt, se déplaçait à Antraigues-sur-Volane pour y réaliser, avec la contribution émouvante de nombreuses personnes qui partagèrent la vie de l'enfant adoptif du pays et au contact des lieux qu'il aima tant, un reportage exceptionnel, "Avant, avec, après Jean Ferrat : de ce qu'ils ont vécu à ce qu'ils imaginent". Un document précieux, à découvrir sur le site www.antraigues2015humanite.com et la chaîne YouTube de L'Humanité, qui contient notamment les témoignages de proches tels que sa fille adoptive Véronique Estel, enfant de Christine Sèvres (première épouse de Ferrat, décédée en 1981), Jacques Boyer, "50 ans de vie commune avec Ferrat", ou encore Colette Ferrat, sa veuve.
Avec plus de quarante ans d'amour et de vie partagée avec Jean Ferrat dans l'Ardèche, Colette Ferrat a bien des souvenirs à partager. Et d'autres qu'elle préfère garder : "J'aurais pu raconter plus de choses, mais par pudeur je n'ai pas voulu", a-t-elle expliqué au Parisien à propos d'un livre de souvenirs et de photos personnelles qu'elle vient de publier, Jean, un homme qui chante dans mon coeur (éditions Michel-Lafon). Le journal francilien le décrit comme une "longue lettre d'amour nourrie d'écrits de l'artiste, de pensées de son épouse et d'anecdotes sur le quotidien d'un homme simple qui aimait pêcher, nager, jardiner, voyager". Et l'intéressée d'ajouter : "Ce livre m'a déjà demandé énormément d'énergie... Mais je suis apaisée." "Je n'écrirai plus, c'est mon dernier livre... Beaucoup trop douloureux", confirme-t-elle à Paris Match. Jean Ferrat et Colette (née Laffont) s'étaient rencontrés en 1971 et avaient formé un couple avec lui tandis qu'il s'occupait de sa femme Christine, malade. Après sa disparition, ce n'est qu'en 1992 qu'ils avaient décidé de se marier.
Ses souvenirs et ses anecdotes, Colette a eu l'occasion de les offrir au grand public samedi 14 mars, invitée d'honneur du Grand Show de Michel Drucker consacré au regretté poète. D'avenir aussi, il était question, et de la perpétuation du legs de Ferrat. Gérard Meys, son éditeur historique et ami intime, était au côté de Colette, et nombre d'artistes sont intervenus en plateau pour interpréter certaines des chansons rassemblées dans l'album hommage qu'il a initié, Des airs de liberté (déjà disponible). Marc Lavoine, qui a convaincu Gérard Meys de la pertinence du projet, y reprend Camarade et La Matinée - le seul duo que Ferrat enregistra, avec son épouse Christine, et interprété en l'occurrence avec la cantatrice Patricia Petibon -, Cali croque La Montagne, Julien Doré revisite La femme est l'avenir de l'homme...
À Antraigues, Colette, "pétillante septuagénaire" pour Le Parisien, "belle femme blonde de presque 80 ans" pour Paris Match, a entraîné les journalistes du Parisien, Eric Bureau et Jean-Baptiste Quentin, sur les traces de "son Jean", trop heureuse de perpétuer la mémoire de l'homme qu'elle aima, de l'homme que tant aimèrent.
Ici, la grande maison pour laquelle Ferrat eut un coup de coeur, près du torrent (qui est "pour beaucoup dans le coup de foudre", souligne-t-elle pour Paris Match) où il adorait pêcher et se baigner, sur la terrasse de laquelle ils recevaient : Mouloudji, Lino Ventura, Pierre Perret, Nougaro, Shirley et Dino (conquis au point d'acheter une propriété non loin de là) ou encore le malheureux Allain Leprest, qui mit fin à ses jours en 2011 dans la petite commune ardéchoise... À l'entrée de l'ancien bureau de l'artiste, largement dépouillé pour garnir le musée dédié (la Maison Jean-Ferrat, place de la Résistance), une bouffée d'émotion saisit Colette : "J'ai du mal à revenir dans cette pièce. Jean me manque tant. Nous ne nous sommes jamais disputés, nous avons toujours été heureux ensemble."
"Sans doute pour me réconforter, il me prend dans ses bras et m'embrasse. Ce fut un choc"
Là, la place de la Résistance, QG du poète, où il avait coutume de jouer à la pétanque avec les copains... et où il rencontra Colette : "C'est là qu'il m'a embrassée pour la première fois, au sortir d'un cabaret aujourd'hui disparu. J'étais en panne de voiture, il est venu m'aider. Je ne lui ai jamais demandé d'explication. Il n'y avait aucun danger, ce n'était pas un homme qui courait les femmes", se remémore-t-elle. À Paris Match, elle fait un récit plus romantique, où l'émoi d'un amour naissant est encore palpable : "Un soir, se souvient-elle, à la sortie d'un spectacle de café-théâtre, je me dirige vers ma voiture, une Porsche vétuste. Impossible de la faire démarrer. Jean s'approche de moi et demande : "Quel est ton problème ?" Intimidée, je réponds : "Je suis en panne !" Sans doute pour me réconforter, il me prend dans ses bras et m'embrasse. Ce fut un choc d'autant plus formidable qu'il est parti me laissant avec mon véhicule immobilisé au bord du trottoir."
Sur l'un des côtés de la place, le fameux Lo Podello, bistrot où Jean Ferrat écrivit La Montagne, que sa veuve a racheté lorsqu'il a fermé, toujours dans l'idée de faire vivre sa mémoire. Et plus loin, le cimetière communal, où repose "Jean Tenenbaum dit Jean Ferrat", auprès de son frère André, disparu en 2000.
Outre les anecdotes triviales et touchantes de la vie quotidienne, comme le fait qu'il "adorait vider son seau plein de poissons dans l'évier", descendre à la cave admirer sa collection de vins ou encore suivre la rubrique de Jean-Luc Petitrenaud sur France Inter, un rendez-vous cher à ce fou de cuisine, Colette Ferrat revient aussi sur le drame de sa vie : "Le silence sur la disparition de son père [Mnacha], l'omerta familiale autour de cette tragédie, l'avait cruellement perturbé." Le public connaît bien Nuit et brouillard, la chanson - récompensée par le Grand Prix du disque de l'Académie Charles-Cros - que Jean Ferrat dédia à la mémoire des victimes des camps de concentration, dont son père. Sa veuve raconte : "Mnacha sera emmené à Drancy et disparaîtra à Auschwitz parce qu'il avait, disait Jean, choisi de porter l'étoile jaune pour être en règle avec les lois françaises. Mais, à l'époque, Jean n'en a rien su. Il avait 11 ans quand il a découvert qu'être juif était dangereux. C'était en 1942. Il a dû s'enfuir en zone libre, avec son frère aîné, pour préserver sa vie. Il m'a parlé très tard de ce drame personnel."
"À n'ouvrir qu'après ma mort"
Ferme sur la question des enfants, assurant que Jean ne voulait pas de descendance et qu'il a élevé la fille de Christine Sèvres mais "ne l'a pas adoptée", Colette Ferrat se pose avant tout en femme amoureuse, et décrit la relation fusionnelle que Jean et elle ont entretenue jusqu'au bout : "Nous avons longtemps vécu une intense passion physique. Nous étions en osmose totale, toujours les mêmes envies, les mêmes goûts, et cela pour tout" confie-t-elle. Evoquant les problèmes de santé qui se sont accumulés avant la disparition de son époux, elle révèle enfin la lettre qu'il lui a laissée peu avant la fin : "Je n'ai jamais dit à personne que, quelques mois avant son décès, il m'avait confié une lettre sur laquelle était inscrit : "A n'ouvrir qu'après ma mort." Elle disait à peu près ceci : "Je lutte pour rester en vie. Mon bien-être, c'est toi. Mais je souffre trop, je n'en peux plus." " Peu après, il renonçait à lutter plus : "J'aimerais dormir." "Alors, petit à petit, on a tout débranché", raconte Colette. Jean est parti en douceur ; il l'accompagne en permanence : "Je n'ai rien connu de plus beau, dit-elle. (...) Aujourd'hui encore, je l'aperçois dans le jardin en train de tailler tout ce qui dépasse, comme il le faisait de son vivant. Je lui parle et, même s'il ne me répond pas, je sais qu'il est là, aussi beau qu'avant, avec sa peau si douce."