Patriarche vénéré, icône de l'indépendance nationale au destin étroitement parallèle à celui, accidenté, de son pays, l'ancien roi du Cambodge Norodom Sinahouk, décédé lundi 15 octobre à Pékin d'une crise cardiaque à l'âge de 89 ans, reçoit depuis les hommages émus du "petit peuple" qu'il guida autrefois ainsi que des dignitaires étrangers, tandis que de nombreuses images d'archives ressurgissent. Une haute délégation de responsables politiques du Vietnam s'est d'ailleurs rendue vendredi dernier à Phnom Penh pour présenter ses condoléances à la reine-mère Norodom Monineath Sihanouk et au roi Norodom Sihamoni, et rendre hommage au défunt en soulignant son rôle dans la réunification du peuple vietnamien.
La dépouille du roi-père ("Monseigneur Papa", se faisait-il également appeler), qui avait dû quitter le Cambodge et retourner en Chine pour raisons de santé début 2012, quelques mois après les célébrations du 20e anniversaire de son retour d'exil, a été rapatriée mercredi dernier (17 octobre), solennellement et dans une très vive émotion, pour recevoir les honneurs nationaux, et être exposée, au terme d'une période de deuil jusqu'au 23 octobre, durant trois mois. Norodom Sihanouk vivait la plupart du temps à Pékin ces dernières années, notamment pour y suivre divers traitements médicaux (contre le cancer - en 19935, 2005 et 2008 -, le diabète et l'hypertension), et s'était déjà plaint en 2009 de sa longévité, un "poids insupportable". Il avait abdiqué - mais continuait à participer à la vie publique via son site Internet - en 2004, en raison de sa santé déclinante, en faveur de son fils Sihamoni, qui mêlaient la semaine dernière ses larmes à celles du Premier ministre cambodgien et véritable leader du pays (la monarchie n'ayant qu'un poids tout relatif et l'opposition étant muselée) Hun Sen, au pouvoir depuis 1985.
Recordman selon le Guinness des Records du nombre de fonctions politiques (deux "mandats" de roi, de 1941 à 1955 et de 1993 à 2004, deux de prince souverain, un de président, deux de Premier ministre, entre autres), Norodom Sihanouk dirigea effectivement le Cambodge de novembre 1953, année de l'indépendance, à 1970, renversé par un coup d'Etat. Il avait été placé sur le trône en 1941, à 18 ans, par l'amiral français Decoux, gouverneur de l'Indochine française sous la coupe du régime de Vichy, pour être un monarque relativement fantoche : en réalité, il s'avérera éclairé, intelligent, et fera pression jusqu'à obtenir en 1953 l'indépendance du pays. Déposé en 1970 - alors qu'il est en voyage à l'étranger, le général Lon Nol fait décréter l'état d'urgence et installe la république khmère -, Sihanouk apportera depuis Pékin puis Pyongyang (Corée du Nord), où il s'exile, son soutien aux Khmers rouges, dans le but de préserver l'indépendance de son pays, dût-il devenir communiste. A l'avènement de la dictature des Khmers rouges en 1975, le prince Sihanouk, qui aspire à se retirer de la vie politique pour se consacrer à promouvoir le Cambodge et à faire du cinéma, sa grande passion méconnue, se retrouve otage du régime de Pol Pot, responsable de la mort de cinq des quatorze enfants qu'il eut avec ses différentes épouses. Opposant au régime pro-vietnamien après la chute du régime, il rentrera au Cambodge en 1991 deux ans après l'arrivée au pouvoir de Hun Sen, ancien cadre des Khmers rouges, et après treize ans d'exil. Puis redeviendra roi en 1993.
Un alter ego à la plume bien pendue
C'est alors que surgit un nouveau personnage : Ruom Ritt, un soi-disant "ami d'enfance" du roi Sihanouk qui est en réalité son alter ego et son nom de plume. Condamné au silence par Hun Sen, le monarque, incapable de rester muet au sujet de la vie politique en son pays, invente ce brillant expédient : Ruom Ritt, pendant plus de quinze ans, lui permettra par procuration de mettre son grain de sel et de chroniquer avec malice le gouvernement, qualifieant sans ambages Hun Sen de "dictateur" et le royaume de "kafkaïen et ubuesque", ou semblant regretter que le prince Sihimona (en fait, son fils le roi Sihamoni) ne soit "pas un chaud lapin, comme l'avait été son papa" polygame, comme l'a remarqué le quotidien Le Monde dans un article truculent. "Les journalistes ont compris qu'il s'agissait pour Sihanouk de s'exprimer d'une manière détournée", estime Leang Delux, du site Internet d'information en khmer Thmeythmey, à propos de cet alter ego qui s'exprime par voie épistolaire (c'est bien pratique) dans BMD. "Ils en plaisantaient et trouvaient que c'était une tactique intelligente de sa part. Ils citaient Ruom Ritt comme si c'était un personnage réel". D'ailleurs, tout le monde jouera le jeu, Sihanouk soutenant que son ami imaginaire existe bel et bien. Malgré les pressions et les fausses retraites, Ruom Ritt, que Sihanouk protège en le prétendant exilé en France au fin fond des Pyrénées, ne disparaîtra pas, du moins du vivant de son créateur. Sur la fin, comme le narre Le Monde, Sihanouk sera contraint de reprendre la plume après qu'un site Internet a mis en ligne une prétendue interview de Ruom Ritt, pour contester son authenticité et expliquer que son ami, "gravement malade", est "incapable d'écrire des textes destinés au grand public".
Le roi... du cinéma
Ruom Ritt n'était pas le seul secret du roi Norodom Sihanouk du Cambodge. Derrière ce destin hors du commun et emblématique d'une partie terrible de l'histoire du monde au XXe siècle, Norodom Sihanouk, qui avait indiqué vouloir être incinéré et avoir ses cendres conservées dans une urne au palais royal de Phnom Penh, était également un cinéaste chevronné (une trentaine de longs métrages, et nombre de courts métrages et documentaires à son actif) et visionnaire. L'excellent site Culturopoing s'est ému, comme peu, de la disparition de cet étonnant "roi-cinéaste" et souligne, avant même de s'interroger sur cette "lubie artistique d'un despote éclairé en mal d'amour de ses sujets", la "passion cinéphile ancienne et sincère chez celui qui, tout jeune, se rêvait en Clark Gable ou Robert Montgomery". "L'homme d'Etat ne se rêvait pas seulement star d'Hollywood mais aussi grand cinéaste reconnu par les festivals occidentaux les plus prestigieux, ce qui ne fut jamais le cas", écrit Culturopoing, rendant grâce aux prétentions plus "artistiques" du cinéma de Sihanouk que celui qui s'épanouissait alors au Cambodge, à son "ambition d'édification des masses". Le roi-cinéaste, dans ses "super productions" personnelles qui étaient aussi un miroir de la monarchie inscrite dans le contexte politique, faisait régulièrement tourner sa famille, à l'image de sa ravissante fille, la princesse Bopha Devi, à l'écran en 1965 dans son premier film, Apsara, avec son époux. Sihanouk y fait alors tourner également un de ses fils et même un de ses ministres. Norodom Sihamoni, son fils et héritier, actuel roi du Cambodge, sera quant à lui le héros du Petit prince du peuple, deux ans plus tard, en 1967 (entre-temps, il aura signé le film de la visite officielle du général de Gaulle au Cambodge en 1966 !), tandis que sa septième et dernière épouse, Monique, acceptera de jouer dans plusieurs des films de son époux à la condition expresse que celui-ci lui donne la réplique. Pour l'anecdote, il réalisera en 1969 un film intitulé... Twilight (Crépuscule), pour lequel il s'octroiera lui-même un prix dans son propre festival. S'appuyant sur le documentaire de Frédéric Mitterrand et Jean-Baptiste Martin, Norodom Sihanouk, roi cinéaste (1997), sur les écrits de Davy Chou, et sur le site officiel richement documenté de la famille royale du Cambodge, l'article de Culturopoing est une approche passionnante de la personnalité de feu l'ancien roi du Cambodge.