Quelques heures après le décès de l'Américaine Harper Lee, auteure du monument littéraire Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (Prix Pulitzer 1961), qui s'est éteinte paisiblement à 89 ans dans la nuit de jeudi à vendredi dans une maison de retraite dans une maison de retraite de sa ville natale de Monroeville (Alabama), un autre géant, italien celui-là, vient d'écrire le dernier chapitre de son existence : Umberto Eco, auquel on doit notamment le fameux roman Le Nom de la rose, est mort à l'âge de 84 ans, selon une annonce faite dans la nuit de vendredi à samedi plusieurs médias italiens. Le quotidien transalpin La Repubblica a appris de sa famille que l'écrivain, atteint de longue date d'un cancer, a succombé vers 21h30 le 19 février 2016, chez lui, et estime que "le monde perd un des hommes les plus importants de sa culture contemporaine".
Star en son pays, Umberto Eco l'était aussi à l'échelle internationale, à la faveur de son ouvrage phare, premier de ses sept romans (dont le dernier, Numéro Zéro, est paru en 2015), publié en 1980 alors qu'il avait déjà 48 ans : tout comme Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur, classique littéraire porté avec succès à l'écran par Robert Mulligan (avec Gregory Peck) et récompensé par trois Oscars, Le Nom de la rose, qui s'est vendu à des millions d'exemplaires et a été traduit en 43 langues, a touché un public encore plus large que les seuls amoureux des belles lettres grâce à sa magistrale adaptation en 1986 par Jean-Jacques Annaud, avec un Sean Connery inoubliable dans la soutane du frère Guillaume de Baskerville, ex-inquisiteur chargé d'enquêter sur la mort suspecte d'un moine dans une abbaye du nord de l'Italie. Les deux hommes se sont d'ailleurs émus de l'annonce de sa disparition : "C'est un homme avec lequel j'ai gardé un rapport d'admiration totale et de plaisir de vie, a confié sur France Info le réalisateur français. On a beaucoup visité de monastères ensemble, il était d'une folle dynamique, me laissant toujours totalement libre, y compris pour le choix de Sean Connery qui l'avait catastrophé, sauf que quand il a vu le film, il a dit que c'était la chose la plus réussie. C'était un personnage tout à fait fascinant, parce que d'une érudition embarrassante, qui vous fait toujours sentir un petit peu crétin, et d'une gaieté de vie stupéfiante, un mélange détonnant."
Auprès de l'AFP, le cinéaste a renchéri avec encore plus d'éloquence : "C'est un modèle, un personnage inoubliable. L'humain, le bipède, préféré de ma vie. C'était à la fois un immense érudit et un très bon vivant. Je me rappelle qu'un jour, j'entends un magnifique solo de flûte, c'était Umberto qui interprétait Vivaldi. Après, on est allés manger dans un bistrot du coin, des pâtes au fromage dont il s'est goinfré. C'était ça, Umberto. Un personnage d'une gaieté folle (...) Il avait une sorte de gourmandise, de joie à patauger dans la connaissance. Tout l'intéressait. Il avait aussi une mémoire incroyable."
Ce qui est moins connu du grand public, c'est l'envergure qu'avait Umberto Eco en tant que théoricien de la littérature et essayiste, éminent spécialiste de la sémiotique et de la linguistique, des disciplines auxquelles il a consacré pléthore d'ouvrages.
Né à Alessandria (dans le Piémont, nord de l'Italie) le 5 janvier 1932, Umberto Eco (un nom qui serait l'acronyme d'une formule latine signifiant "don des cieux") avait décidé d'étudier la philosophie médiévale et la littérature à l'Université de Turin plutôt que de suivre la voie de la magistrature à laquelle l'encourageait son père, consacrant sa thèse au "problème esthétique chez Thomas d'Aquin". Il débute ensuite dans la vie active en tant que journaliste culturel pour la RAI, l'occasion pour lui d'étudier le traitement de la culture par les médias, enseignant à la fac de Turin, tout en nouant des liens forts avec le Gruppo 63, un groupe d'artistes à l'avant-garde, et éditeur senior au sein de la maison milanaise Bompiani (de 1959 à 1975) - à noter que, dernièrement, il avait rejoint avec d'autres auteurs une nouvelle maison d'édition nommée "La nave di Teseo" (le bateau de Thésée), dirigée par Elisabetta Sgarbi, ancienne directrice éditoriale de Bompiani. C'est dans ces années-là, par ailleurs, qu'il se marie (en 1962) avec l'Allemande Renate Ramge, professeur d'art, qui lui donnera un fils et une fille.
Un jeu d'enfant
Au fil des ans, il enseigne, intervient et collabore avec de nombreuses universités : Columbia, Harvard, Bloomington dans l'Indiana (qui le fait en 1993 docteur honoris causa ès lettres et sciences humaines en reconnaissance de sa longue contribution au centre de recherches sur le langage et les études sémiotiques de l'établissement), Rutgers dans le New Jersey (qui le fait également docteur honoris causa, en 2002), l'Université de San Marin, le Kellogg College d'Oxford, ou encore, bien sûr, l'Université de Bologne, où il occupa longtemps la chaire de sémiotique jusqu'à sa retraite en 2007 et jouissait du statut honorifique de professeur émérite depuis. L'AFP rappelle qu'il a écrit des dizaines d'essais sur des sujets aussi éclectiques que l'esthétique médiévale, la poétique de Joyce, la mémoire végétale, James Bond, l'art du faux, l'histoire de la beauté ou celle de la laideur, lui qui se disait "passionné par les monstres".
Quant à la fiction, l'éminent intellectuel italien y était venu sur le tard, car, de son propre aveu, "il considérait l'écriture romanesque comme un jeu d'enfant qu'il ne prenait pas au sérieux". Un jeu d'enfant et un amusement qui a conduit cet incroyable bibliophile (30 000 volumes dont des éditions rares dans son appartement de Milan, et 20 000 de plus dans sa maison de campagne) à publier sept romans. Après Le Nom de la rose étaient ainsi parus Le Pendule de Foucault (1988), L'île du jour d'avant (1994), Baudolino (2000), où s'exprime à nouveau avec méticulosité la passion pour l'histoire médiévale et la linguistique de l'auteur, La mystérieuse flamme de la reine Loana (2004), Le Cimetière de Prague (2011), auquel une toute autre période de l'histoire piémontaise sert de toile de fond, et enfin Numéro zéro (2014), un savoureux polar contemporain centré sur le monde de la presse.
GJ