Serpent de mer de la justice française, avec la passe d'armes que se sont livrée durant des mois, se rendant coup pour coup, mère et fille, l'affaire Bettencourt est devenu en l'espace de quelques heures (d'enregistrements clandestins) une affaire d'Etat. Pour violente qu'elle soit, la formule correspond tout à fait à ce dossier encombrant : elle détone en une du magazine Le Point.
A la base, il s'agit ni plus ni moins d'une querelle familiale : convaincue que sa mère, la milliardaire Liliane Bettencourt, 87 ans, présidente de L'Oréal, s'est fait abuser par son entourage, et tout particulièrement son ami depuis 40 ans le photographe François-Marie Banier auquel elle a octroyé pour un milliard d'euros d'avantages, Françoise Bettencourt-Meyers a obtenu en décembre de faire juger ledit Banier pour "abus de faiblesse".
Mais, entretemps, péripétie hollywoodienne made in Neuilly, la révélation d'écoutes secrètes réalisées par l'ancien maître d'hôtel de Liliane Bettencourt et transmises à la police par sa fille a fait naître, de ce duel malsain autour de la capacité mentale de l'héritière L'Oréal, une affaire bien plus épineuse : les enregistrements des conversations de Liliane Bettencourt et de ses proches conseillers (notamment son homme de main Patrice de Maistre, administrateur de sa fortune personnelle et de sa société Clymène), outre des éléments d'évasion fiscale (comptes en Suisse, île d'Arros aux Seychelles...) et de vulnérabilité psychologique, incriminaient des personnalités en haut lieu. Collusion supposée avec l'Elysée (financement de Nicolas Sarkozy, de Valérie Pécresse), implication du ministre Eric Woerth - qui s'est empêtré dans de multiples déclarations et a annoncé la démission de sa femme de la société... Clymène -, etc.
Relativement peu couverte à l'origine, l'affaire est désormais sous le feu des projecteurs. Sous ses deux angles.
Le procès Banier renvoyé... sine die, un supplément d'information ordonné !
Concernant le procès de François Marie-Banier, qui s'ouvrait ce 1er juillet et devait se dérouler jusqu'au 6 juillet, il est... renvoyé sine die. Evidemment. Evidemment, car l'irruption des enregistrements clandestins, des documents certes édifiants mais obtenus en toute illégalité. La 15e chambre du tribunal correctionnel de Nanterre a simultanément ordonné un supplément d'enquête en raison de la divulgation des enregistrements.
Si la décision a été annoncée par la présidente Isabelle Prévost-Desprez après plusieurs heures de délibéré, la cause semblait entendue dès la matinée du jeudi, puisque les trois parties semblaient s'accorder sur la demande de renvoi - formulée par la défense de Banier, ralliée par le parquet, non contestée par l'avocat de Liliane Bettencourt. Pourtant, plus tard dans la journée, le parquet a annoncé qu'il faisait appel de cette décision du tribunal correctionnel de renvoyer le procès sine die afin d'enquêter sur les enregistrements... La foire d'empoigne continue...
Isabelle Prévost-Desprez s'est elle-même commise du supplément d'information : c'est à elle qu'il revient donc, désormais, d'analyser de fond en comble la teneur des enregistrements secrets fournis par le maître d'hôtel de la milliardaire (soit 21 heures d'entretiens, selon les indications du site Mediapart qui les divulgua, ainsi que Le Point qui dans son numéo en kiosque a publié un cahier spécial des écoutes "sauvages"... c'est très déstabilisant à lire !). Ce sera ensuite au parquet de décider de "l'opportunité des poursuites", à savoir verser ou non ces pièces au dossier dans le procès Banier. Quant à la nouvelle date du procès, au vu du supplément d'information requis, il ne faut pas l'attendre avant de nombreux mois.
Mais cet appel du parquet est aussi la suite du bras de fer entre le procureur de Nanterre de plus en plus controversé (et proche de Sarkozy), on a nommé Philippe Courroye, et la présidente Isabelle Prévost-Desprez. Cette dernière, qui a longtemps travaillé en tandem avec Courroye quand ils étaient juges d'instruction et proches, est maintenant en guerre ouverte avec lui, et reprendre la main sur ce dossier est, pour elle, un plaisir absolu. Mais comme une information judiciaire a été ouverte précédemment à Nanterre, suivie par Courroye, pour "atteinte à la vie privée" - entre autres - concernant ces fameux enregistrements, et compte tenu que Banier et Madame Bettencourt ont porté plainte et se sont constitués partie civile, il va y avoir téléscopage dans le dossier. Cris et grincements de dents sont attendus. Ca va devenir rigolo comme tout.
La publication des enregistrements secrets autorisée par la justice
Concernant l'action en justice intentée par la partie de Liliane Bettencourt suite à la divulgation des enregistrements, elle a été déboutée. La justice autorise la publication de ces documents. L'héritière L'Oréal et Patrice de Maistre réclamaient auprès du tribunal de grande instance de Paris le retrait des enregistrements pirates des sites Mediapart et Le Point, qu'ils avaient assignés en référé, demandant par ailleurs plusieurs dizaines de milliers d'euros de réparation. C'est également ce jeudi, simultanément à l'ouverture du procès Banier, que le juge des référés du TGI de Paris a statué, en rejetant ces demandes. "Ordonner le retrait des documents servant de fondement à la publication d'informations légitimes et intéressant l'intérêt général reviendrait à exercer une censure contraire à l'intérêt public, sauf à ce que soit contesté le sérieux de la reproduction, ce qui n'est pas le cas en l'espèce", a justifié le tribunal. "Le patrimoine de Liliane Bettencourt, personnalité publique notoire, ainsi que son éventuel état de fragilité psychologique, sont des éléments sortant de la sphère privée dès lors que leur évocation est justifiée par l'actualité (...) De la même façon, la mise en cause de l'employeur de l'épouse d'un ministre de la République (Eric Woerth, ndlr) ainsi que l'évocation des sources de financement d'un parti politique sont des des informations qui, relevant du débat démocratique, peuvent être légitimement portées à la connaissance du public", précise l'ordonnance rendue.
Liliane Bettencourt s'est confiée en exclusivité à Claire Chazal
Les rebondissements du jour ne sont pas terminés, puisque Liliane Bettencourt enregistrait ce jeudi, selon lepoint.fr, un entretien exclusif avec Claire Chazal , en vue d'une diffusion dans le journal télévisé au cours du week-end. Une interview exclusive "négociée directement avec la journaliste Claire Chazal, présentatrice des journaux du week-end sur la chaîne privée, avec les conseillers de la milliardaire", stipule le site de l'hebdomadaire. Une apparition cruciale : car, si l'affaire Bettencourt a reçu une énorme publicité, c'est en effet le grand public qui pourra cette fois apprécier, avec l'image et le son, l'état de lucidité et de capacité de la milliardaire... Si les conseillers et avocats de Liliane Bettencourt ont pris cette décision c'est qu'elle ne doit pas être si diminuée que ça notre milliardaire. Claire Chazal et TF1 ont réussi un joli coup et l'audience devrait être au rendez-vous !