Charles Aznavour : Les condoléances turques ''ne pansent pas ses plaies''

Jeudi 24 avril 2014, l'Arménie entamait les commémorations du 99e anniversaire du génocide survenu en 1915. Ce triste anniversaire a tout de même connu une première puisque le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, s'est exprimé dans un communiqué pour adresser "les condoléances" de son pays (accusé par l'Arménie d'avoir massacré jusqu'à 1,5 million de personnes à l'époque) aux petits-enfants des victimes. Des propos qui ont fait réagir divers personnalités. Alain Terzian (producteur et président de l'Académie des César) et André Manoukian (auteur-compositeur) se sont félicités de tels propos, reconnaissant le premier pas fait par la Turquie. En revanche, le grand Charles Aznavour s'est montré plus réservé.

Connu pour son engagement sans faille dans la reconnaissance du génocide arménien par la Turquie, Charles Aznavour ne pouvait rester silencieux après les condoléances formulées par le très contesté premier ministre turc. Il a lui aussi dévoilé un long communiqué, que nous vous retranscrivons dans son intégralité, dans lequel il se montre peu confiant sur la réelle volonté d'amélioration des relations entre les deux-pays.

Des condoléances qui n'en sont pas vraiment...

"La veille du 24 avril 2014, date anniversaire des 99 ans du génocide arménien par les turcs, la nation Turque par la voix de son président Monsieur Erdogan, et pour la première fois depuis un siècle, exprime ses condoléances 'aux petits-enfants' des 'Arméniens qui ont perdu leur vie dans les circonstances du début du XXe siècle' (sic).

L'humanisme qui doit présider aux relations entre les peuples et plus largement entre les gens voudrait que cette déclaration soit un premier pas vers un dialogue qui nous était refusé depuis cent ans et que les enfants et petits enfants rescapés par miracle de l'enfer attendaient de la nation Turque. Un premier pas qui laisserait peut-être présager un dialogue plus humain, à la manière de ce que nos voisins et amis d'outre Rhin ont entamé dés la fin de la dernière guerre unissant à nouveau les survivants de la Shoa et la nation allemande.

Pour autant, la prudence amènerait à penser que cette expression de condoléances est motivée par d'autres considérations que ce dialogue tant voulu pour la vérité historique, car hélas, la lecture attentive du discours du Président Erdogan dissipe quelque peu la bonne intention que nous aurions voulu lui prêter, sans réticence. En effet, M. Erdogan déclare bien 'nous souhaitons que les Arméniens qui ont perdu leur vie dans les circonstances du début du XXe siècle reposent en paix et exprimons nos condoléances à leurs petits-enfants'.

Mais pourquoi une telle prudence en faisant référence aux 'circonstances du début du XXe siècle', pourquoi ne pas parler de massacres comme ce fut véritablement le cas ? Aussi, soit Monsieur Erdogan assume le génocide des arméniens par les turcs de 1915 et alors la présentation de ses condoléances procède d'une reconnaissance digne du plus grand respect ; soit il n'assume la vérité historique de ce génocide et alors son intervention n'a que peu d'intérêt.

Aussi ne reconnaissant toujours pas le génocide, il faut donc lire dans la déclaration de M. Erdogan le terme de 'condoléance' non comme une reconnaissance et encore moins comme une présentation d'excuses, mais comme une simple volonté personnelle à vouloir se montrer un homme politique prétendument 'ouvert'. Cela participe aussi de la motivation turque de toujours entretenir le flou sur les questions embarrassantes qui lui étaient posées quant au génocide arménien. La mémoire d'un million et demi d'Arméniens broyés par un système génocidaire ne peut s'effacer et disparaître d'un revers de main ou d'une déclaration empreinte de velléité politicienne. Il y a des causes qui ne méritent pas la demi-mesure et encore moins la moindre ombre d'hypocrisie."

Leçon d'histoire et petits tacles

"Le siècle écoulé fut un triste siècle pour l'histoire commune des peuples turc et arménien où les nôtres connurent les rapines, les meurtres, les viols et le sang, et ensuite le mensonge de la négation. Aujourd'hui, rien n'y pourra plus contre ces massacres et ce génocide : ceux qui sont partis ne reviendront plus. Ce génocide n'est pas la faute de Monsieur Erdogan ni du peuple turc actuel. Ce qui est en revanche de leur responsabilité et serait de leur faute ce serait l'absence de reconnaissance de ce génocide. Or pourtant en reconnaissant son génocide, la Turquie reconnaitrait simplement son histoire qui est aussi la nôtre.

Quelle fierté et quelle dignité pour un berlinois de se rendre au musée de la terreur nazie sur l'endroit même où était situé l'immeuble de la Gestapo ou au monument de l'Holocauste en plein centre-ville. Que les turcs ambitionnent cette même fierté que celle du peuple allemand qui les fascine tant. Que les turcs soient curieux de leur vérité sans lâcheté, ni crainte de l'affronter. Cette vérité, la nation turque la doit tant à elle-même qu'aux enfants et aux petits-enfants des rescapés.

Pour s'aider à recouvrer cette vérité historique, la nation turque dispose aujourd'hui de tout ce qui était caché et qui resurgit, tels des documentaires, des films en noir et blanc d'amateurs et de professionnels de l'époque des photos, des livres dans presque tous les pays du monde, et pas seulement écrits par les enfants des rescapés de l'enfer, mais par des écrivains et historiens du monde entier. Certes ma nature optimiste d'éternel artiste doit me pousser à croire en l'installation d'un dialogue entre les deux parties permettant de faire face aux réalités du fait historique. Aussi, par cette annonce et malgré les réserves exprimées, je veux encore pouvoir croire qu'Ankara a donc peut-être amorcé les prémisses d'une humanisation de son histoire récente."

Des lendemains qui chantent ?

"J'ose donc espérer que ce premier pas n'est pas de la 'poudre aux yeux' et que cela ne s'arrêtera pas à ces condoléances comme si nous venions de perdre un lointain parent, mais une position concrète à laquelle il sera donné une suite. Tel un Phénix, le peuple arménien par notamment ses enfants et petits-enfants de rescapés n'a pas attendu la repentance d'une Turquie déniant son histoire, pour renaître des cendres de son génocide.

Aujourd'hui, le peuple arménien dans sa diaspora notamment n'a pas disparu, au contraire même il n'a jamais été aussi fort, d'intellectuels, d'acteurs, d'artistes, d'écrivains, de peintres, de chanteurs, de chefs d'orchestre, de scientifiques, de psychologues, de grands sportifs, de politiciens ..., connus souvent sous des noms comme dans le mien amputé du IAN, mais toujours profondément attachés à leurs racines, culture et religion.

Nous sommes actuellement plus nombreux qu'a l'époque de nos grands-parents, et aussi plus cultivés, et peut-être un peu moins naïfs. Aussi, je ne pense pas que ce peuple arménien attende aujourd'hui des condoléances dans de telle manière. Ce sera tout ou rien pour la mémoire de ceux qui ne sont pas morts qu'à moitié ...

Quant à moi, ces condoléances ni ne pansent mes plaies, ni ne m'endorment, mais s'il y avait une suite à cette amorce de dialogue, je serais le premier à m'en réjouir, et vous trouverez en moi ce fils d'une mère Turque d'origine Arménienne heureux qu'enfin nos deux peuples se retrouvent sur le chemin de la compréhension, de l'amour et de la paix pour enfin construire cet "avenir commun".

Charles Aznavour"

Dans la journée du 24 avril, le président François Hollande prenait part à la commémoration du 99e anniversaire du génocide arménien à Paris, en présence de la nouvelle maire de la capitale Anne Hidalgo, de sa rivale malheureuse Nathalie Kosciusko-Morizet ou encore du secrétaire d'État chargé des affaires européennes Harlem Désir.

Thomas Montet