Victime d'un cancer du poumon à l'âge de 68 ans, Patrice Chéreau laisse un milieu artistique français dans le deuil et le chagrin. L'homme aura marqué la culture française, la faisant rayonner bien au-delà de nos frontières. Son empreinte, indélébile, se ressent dans divers registres et arts. Alors qu'Isabelle Adjani et Isabelle Huppert, deux muses parmi tant de proches collaborateurs, rendent hommage à l'artiste, retour sur une carrière que nous avons choisi de découper en cinq facettes.
Le théâtre
"J'étais fermé, dur, agressif. Le théâtre m'a aidé à vivre", disait Patrice Chéreau. Ce premier amour, alors inconscient, débute au lycée pour l'adolescent, qui se trouvait laid. Il y fait la rencontre de son grand ami Jean-Pierre Vincent ou encore de Jacques Schmidt, l'artisan de ses décors fantasques et vivants. À 22 ans seulement, il prend la direction d'un théâtre à Sartrouville. Le lieu sera un véritable laboratoire pour Patrice Chéreau et ses acolytes, le metteur en scène qu'il est n'hésitant à casser les codes du théâtre classique pour y insérer sa notion du spectacle vivant. Il fera faillite, mettra pas moins d'une quinzaine d'années à rembourser ses dettes, mais aura déjà marqué les esprits.
Cet amour pour le théâtre s'exprime dans des adaptations de Marivaux, pendant ses années d'engagement contre la guerre d'Algérie, au moment déclencheur que fut la découverte du Berliner Ensemble de Brech. Une troupe dont il s'est indirectement inspiré lorsqu'au sommet de sa carrière, il revient sur les planches en prenant la tête de Nanterre-Amandiers en y formant des acteurs aujourd'hui largement reconnus. À l'image de Dans la solitude des champs de coton ou Rêve d'automne, Patrice Chéreau avait de l'ambition dans sa vision d'un théâtre qui reste la pierre angulaire de toute une oeuvre.
Le cinéma
Obsédé par l'Allemagne dès l'université, Patrice Chéreau est aussi un amoureux de l'expressionnisme allemand. Transposant sa notion du spectacle vivant des planches au grand écran, Patrice Chéreau est resté attaché à deux principes clés de son cinéma : le film à costumes et le film intimiste personnel. En 10 films seulement, et quelques beaux longs métrages multirécompensés, Patrice Chéreau marque à sa manière le septième art français, sans fulgurance, mais avec une assurance évidente.
De son premier long en 1974 (La Chair de l'orchidée) à Persécution, son dernier film en date avec Romain Duris et Jean-Hugues Anglade (l'un de ses acteurs favoris), Patrice Chéreau aura traversé les genres, mais surtout excellé dans le film à costumes, matérialisation de ses désirs de grandeur que le cinéma lui offre pour s'exprimer. C'est dans La Reine Margot, avec Isabelle Adjani en vedette, que Chéreau en donnera la preuve avec une force à la fois romanesque et pleine de rage. Le film glanera 5 César, mais le réalisateur devra attendre son prochain long, Ceux qui m'aiment prendront le train, film choral qui décortique les obsessions humaines, pour remporter son César du meilleur réalisateur.
Quelques années auparavant, alors qu'il dirige les Amandiers, Patrice Chéreau, alors au sommet de sa sa grandeur, se montre intimiste au cinéma, que ce soit avec L'Homme blessé ou Hôtel de France, deux oeuvres modernes, ode à l'amour pour le premier, métaphore du désespoir humain dans le second.
L'opéra
Avant même de jeter son dévolu sur le septième art, Patrice Chéreau expérimente la mise en scène dans un opéra. Exercice complexe, mais à l'image de l'ambition de l'artiste encore incompris. En 1969, il met en scène Rossini sur ses terres italiennes à Spolète avec L'Italienne à Alger. La prestation est remarquée, si bien qu'à l'Opéra de Paris, il s'attaque à Offenbach et aux Contes d'Hoffmann pendant six longues années.
Entre-temps, un premier long métrage au cinéma, des pièces, mais surtout cette fameuse collaboration avec celui qui deviendra son ami, Pierre Boulez. Le duo dirige et met en scène L'Anneau du Nibelung de Richard Wagner, au Festival de Bayreuth. Un triomphe qui reste à l'image du spectacle que Chéreau veut sublimer par les costumes et les décors, renforçant l'émotion du Ring originel. Son audace fait de lui un crack international.
Les expositions
S'exposer. "Je dis que l'avenir, c'est du désir, pas de la peur", écrivait Patrice Chéreau avant d'être le "grand invité" du Louvre en 2010. Sur le terrain de jeu de son enfance, lui, le fils d'un peintre et d'une mère dont la grand-mère avait été l'une des muses de Rodin, il est invité à concevoir une exposition où il met alors en scène, dans une scénographie particulière, une quarantaine de tableaux issus des collections du musée du Louvre, du Centre Georges-Pompidou et du musée d'Orsay.
Petit, la peinture et le pictural sont les premiers contacts du jeune Patrice avec l'art. Ses parents lui avaient alors appris à dessiner, non pas forcément par désir de transmettre un héritage (quoique, La Reine Margot est une fresque, au propre comme au figuré). "Apprendre à dessiner, c'est apprendre à regarder", racontait-il dans ses souvenirs de jeunesse.
Le poète moderne
Le rapport de Patrice Chéreau avec l'écriture est ténu. Qu'il réalise un film en le réécrivant plus d'une dizaine de fois pour qu'il ressemble à un roman (L'Homme blessé, en l'occurrence), ou qu'il soit la vedette du livre Les Visages et les Corps où il s'expose en tant que "grand invité" du Louvre en 2010.
Derrière le metteur en scène, il y avait le scénariste, celui qui n'hésitait pas à tordre le cou aux textes quand il reprenait Bernard-Marie Koltès ou alors, encore au lycée, il couplait L'Intervention, de Victor Hugo avec les Scènes populaires dessinées à la plume, par Henry Monnier.
Amoureux des mots mariés à la force de l'image, Patrice Chéreau était un passionné qui n'hésitait pas à multiplier les projets, sautant de l'un à l'autre, sans jamais perdre de vue l'un et l'autre. Il a même renoncé à la Fémis, la faute à un agenda chargé. Il y aura sûrement de ce Chéreau infatigable à retrouver dans ses archives conservées à l'Institut mémoires de l'édition contemporaine (IMEC), à Caen.