Pendant que Jean Dujardin, Michel Hazanavicius et Thomas Langmann venaient recevoir tour à tour un Oscar sur la scène de Los Angeles, un homme beaucoup moins médiatisé savourait le succès de The Artist dans les coulisses de la cérémonie - une énième victoire pour cet acteur de l'ombre, qui a redistribué les cartes du jeu hollywoodien au cours des trente dernières années.
À 59 ans et une centaine de kilos, Harvey Weinstein est considéré avec crainte et respect comme l'un des producteurs incontournables du cinéma américain. Venus de la scène musicale, lui et son frère Bob se lancent dans la distribution et la production en 1979 avec la société Miramax - du nom de leurs parents Max et Miriam. Entre la cinéphilie de Harvey et le sens des affaires de Bob, Miramax se présente comme le refuge du cinéma d'auteur, jusque-là cantonné aux salles d'art et essai.
Guerrier instinctif, Harvey Weinstein use des faiblesses de l'audience pour attirer l'attention. En 1989, il achète Pelle le conquérant, un film d'auteur danois récompensé à Cannes qu'il calibre sur deux valeurs sûres - le sexe et la violence. Ainsi, l'apparition furtive de la poitrine d'une actrice est mise en avant et Pelle est présenté comme un "héros de film d'action". À l'époque, absolument personne ne s'aventure sur ce terrain, convaincu que ce cinéma n'intéresse personne. Persuadé du contraire, Harvey Weinstein sort Pelle le conquérant dans les multiplexes squattés par les superproductions et mise tout sur le prestige des Oscars.
Quelques mois plus tard, Pelle le conquérant décroche une nomination comme meilleur acteur pour Max von Sydow et repart avec l'Oscar du meilleur film étranger. À la recherche d'un succès pour véritablement lancer Miramax, les frères mettent la main sur Sexe, mensonges et vidéo (1989) de Steven Soderbergh, récompensé au festival de de Sundance. Après une Palme d'or, le film sort en salles et devient le plus gros succès du cinéma indépendant. Le règne de Miramax s'ouvre à peine.
Mais l'ascension fulgurante des frères W. se double d'un appétit vorace. En plus d'acheter à tout va dans un chaos qui provoque la discorde dans le milieu, Miramax s'attire les foudres des réalisateurs avec leurs méthodes carnassières. Car pour maximiser le potentiel commercial, Miramax remonte et charcute les films d'auteur. En l'espace de quelques mois, Harvey Weinstein est surnommé "Harvey aux mains d'argent" - en hommage au film de Tim Burton où Johnny Depp cisaille son environnement avec ses mains de fer. Armé des résultats de projections-test devant un public inadapté, le producteur se met ainsi à dos James Ivory (Mr and Mrs Bridge) et Bernardo Bertollucci (Little Buddha). L'intéressé explique ne pas couper "par plaisir. Je coupe pour que les trucs fonctionnent. Toute ma vie, je n'ai servi qu'une chose : le film. J'aime les films". Un paradoxe qui illustre à merveille la personnalité de l'homme.
Néanmoins, l'enfant terrible sait comment récolter l'amour dans les coulisses d'Hollywood.
Conscient de la valeur primordiale des Oscars, il use de tous les moyens possibles pour permettre à ses films de décrocher un maximum de nominations - quitte à s'affranchir de quelques règles. L'Oscar de Daniel Day-Lewis pour My Left Foot (1989) est le premier d'une longue somme de statuettes récoltées par Miramax au fil des années - environ 250 à ce jour.
Fort de la présence de Quentin Tarantino - Palme d'or pour Pulp Fiction (1994) - parmi les poulains de leur écurie, Harvey et Bob Weinstein façonnent lentement le paysage hollywoodien dans la violence et la discorde. En partie racheté par Disney en 1993, Miramax créé la filiale Dimension Films, spécialisée dans le cinéma de genre - une des meilleures idées du studio puisque c'est là que naîtra Scream. Et peu à peu, le studio indépendant se métamorphose en simple studio hollywoodien - depuis, les deux frères ont créé The Weinstein Company.
Acharnés, ils entrent dans la cour des grands avec Le Patient anglais (1996) et Shakespeare in Love (1998), oscarisés comme meilleur film parmi un nombre impressionnant de récompenses. La victoire du film avec Gwyneth Paltrow sur Il faut sauver le soldat Ryan de Steven Spielberg et La Ligne rouge de Terrence Malick est resté dans les mémoires comme le symptôme ultime de la puissance absurde des Weinstein. Car le mythe de l'Oscar comme trophée ultime du septième art est un leurre : les nominations sont une affaire d'argent, de publicité, de relations et de lobbying. En ça, les Weinstein sont devenus les maîtres incontestés d'Hollywood.
Mais la réputation du duo est à double tranchant. Capables du meilleur comme du pire, Harvey et Bob sont responsables de beaucoup de carrières fulgurantes et au moins autant de chutes vertigineuses. Langue de bois ou franche animosité, les avis sur les Weinstein sont rarement explicites - seul Spike Lee déclare ouvertement : "Ce gros con ne me fait pas peur, il ne peut pas m'empêcher de travailler".
Pourtant, un coup d'oeil au palmarès des Oscars 2012 prouve encore une fois la mainmise des frères sur Hollywood. De Meryl Streep au meilleur documentaire, un nombre incroyable de personnes sont redevables du nabab du cinéma. Assis entre Michelle Williams et Meryl Streep lors de la cérémonie des Golden Globes, il était même cité par les deux actrices lors de leur discours de remerciement - La Dame de Fer en parlait même comme "Dieu, Harvey Weinstein, le Punisher". Plus tard, Madonna venait recevoir le trophée de la meilleur musique originale et chantait le même refrain en remerciant Harvey Weinstein "d'avoir cru en [son] film".
Sur la scène des Oscars, les remerciements étaient nettement plus discrets. Loin d'être boudé, Harvey Weinstein aurait demandé à ses "pantins" de ne pas le citer, pour ne pas alimenter la haine à son égard. Ce qui n'a pas empêché la journaliste de Deadline Nikki Finke de renommer Hollywood "Harveywood", en hommage à cet homme de plus en plus exposé à la lumière des projecteurs.
Geoffrey Crété