Pierre Cardin était un optimiste qui croyait en lui. "Pour célébrer mes 100 ans, clamait-il à ses interlocuteurs, je ferai une grande fête !" Sa succession? Pour lui qui n'a jamais eu d'enfants, bien qu'il aurait aimé en avoir avec Jeanne Moreau, c'était un non-sujet. À une journaliste de Paris Match qui lui avait demandé s'il avait déjà prévu quelque chose au cas où il viendrait à disparaître, il avait asséné : "Après ma mort? Je n'ai rien organisé. Rien."
Jusqu'à preuve du contraire, il disait vrai... Le 29 décembre 2020, trois mois après avoir tenu ces propos définitifs, le célèbre couturier poussait son dernier soupir, emporté par le Covid, à 98 ans, laissant derrière lui un immense héritage, mais rien, en effet, qui puisse a priori aider ses légataires à se le partager...
Les prétendants, nombreux, n'ont pourtant pas tardé à se manifester. Un mois après la mort de la figure de la mode, alors que se tient à la Madeleine une messe en son hommage, l'un d'eux se fait connaître. Emmanuel Beffy n'est pas un membre de la famille mais a travaillé longuement à ses côtés en tant que "directeur des affaires culturelles" de la maison. Pour porter sa revendication, l'homme s'appuie sur un long testament rédigé le 20 mars 2013 qui ferait de lui l'héritier de la moitié de la fortune de Cardin. "Cette année-là, il devait être opéré pour la pose d'un pacemaker. Lui qui ne voyait jamais de médecin a pris peur et a voulu écrire quelque chose", raconte l'intéressé au Monde en assurant avoir vu approcher du lit d'agonie de Cardin, peu de temps avant sa mort, de lointains cousins dont il ne connaissait même pas les prénoms. "Moi, se défend-il, je le fréquentais depuis quinze ans, je dînais avec lui trois soirs par semaine. Après tout, je n'étais pas illégitime."
C'est pourtant ce qu'estime la famille qui a engagé une procédure, toujours en cours, afin de prouver la nullité de ce document. Le problème, c'est que cette famille, elle aussi, est divisée. Au sein même du clan, les avocats se démènent, la guerre fait rage.
L'enjeu est de taille : "un milliard d'euros", fanfaronnait Pierre Cardin, surévaluant probablement cet empire qu'il a bâti à la seule force de ses mains... Le couturier naît en Italie en 1922, dernier d'une fratrie de dix enfants. Ses parents, pauvres agriculteurs de la province de Venise, décident d'émigrer en France au milieu des années 20. À Saint-Étienne, celui qui se nomme encore Pietro Cardini, tel qu'il a été baptisé, fait ses premières armes dans la confection chez différents tailleurs auvergnats, avant de monter à Paris avant la fin de la guerre. Il y croise Cocteau, pour qui il réalise des costumes de La Belle et la Bête, puis il travaillera pour Elsa Schiaparelli avant d'intégrer la maison de Christian Dior dont il devient le premier tailleur. Au début des années 50, il s'émancipe et décide de voler de ses propres ailes. En 1953, devenu Pierre Cardin, il présente sa première collection. Le début d'une formidable success story!
Quitter l'Italie et changer de nom pour accoler Cardin au sien, c'est aussi ce que va faire un jeune ambitieux au milieu des années 90 afin de rejoindre cette formidable entreprise de la mode. Rodrigo Basilicati est le petit-neveu du couturier. Il assiste l'année de ses 25 ans à Trévise à un défilé de son célèbre parent. À l'issue de la présentation, il s'empresse d'aller retrouver le créateur en louant ses merveilleuses créations. Flatté, Cardin l'invite à venir séjourner dans son célèbre Palais Bulles, une incroyable maison d'architecte qu'il vient alors d'acheter sur les hauteurs de Théoule-sur-Mer et dont le prix, estimé à plusieurs centaines de millions d'euros, pèse aujourd'hui dans la balance de l'héritage. Entre Pierre et Rodrigo, c'est le début d'une longue et fructueuse collaboration familiale. Rodrigo apprend, travaille, dessine, joue les comptables, supervise... et finit, en 2000, par devenir l'unique co-actionnaire de l'entreprise du couturier, baptisée Pierre Cardin Evolution, dont il récupère 0,001% du capital. C'est une miette, mais c'est la seule. Et elle est à lui...
Devenu Rodrigo Basilicati-Cardin, nommé Directeur général en 2018, c'est lui qui va, après la mort de son grand-oncle, prendre la relève d'une maison toujours florissante, mais dont le prestige s'est émoussé. Après avoir possédé une vingtaine de châteaux ou de manoirs, un palais à Venise, des immeubles à Paris, ou le restaurant Maxim's, Cardin a rénové, puis revendu nombre de ses biens pour se lancer dans des tentatives parfois malheureuses de diversification : eau minérale, réveille-matin ou boîtes de sardines...
La marque Cardin n'en constitue pas moins un tas d'or sur lequel de nombreux proches veulent s'asseoir. Et la place que s'est arrogée Rodrigo ne convient pas à tout le monde parmi la kyrielle d'oncles, tantes, cousins ou cousines, dix-neuf au total, qui convoitent le pactole. L'homme est accusé d'appauvrir l'empire en se livrant à des opérations hasardeuses. Pour les autres membres de la famille, il devrait vendre, d'autant que des investisseurs sont encore prêts à aligner 750 millions d'euros.
"Il faut être honnête, Cardin c'est fini, ce nom est devenu désuet, il ne peut renaître qu'au sein d'un grand groupe", explique Patricia Cardin, sa petite-nièce, dans les colonnes du Monde. "Rodrigo fait un transfert, il se prend pour le nouveau Cardin. Mais personne ne peut remplacer Pierre Cardin." Réponse du principal intéressé, toujours à nos confrères : "J'aimais bien mes cousins, mais, aujourd'hui, ils ont renoncé à se battre." Sous-entendu : pas lui. C'est ainsi qu'après la mort du couturier, son successeur s'est escrimé à redorer le blason de la marque, en revenant défiler à la fashion week parisienne ou en permettant la réouverture du magasin phare de l'enseigne, près de l'Élysée...
Mais Rodrigo a une autre raison de se battre. Le 13 juillet 2022, alors qu'il se trouve dans l'appartement de Pierre Cardin pour, dit-il, y "réparer une fuite d'eau", il trouve un papier daté du 10 novembre 2016 et signé "PC", sur lequel on lit ces lignes : "Ma dernière volonté est de faire héritier de toute ma fortune et biens - immeubles - propriétés espèces & royalties future sur la marque PC solde de banque, etc. (fortune) tout ce qui concerne Pierre Cardin et Maxim's à mon neveu Rodrigo Basilicati et annul [sic] toute autre volonté. À lui de distribuer à ma famille et personnel [sic]."
"Un torchon raturé, qu'il nous a sorti au moment opportun, c'est-à-dire lorsque nous présentions une très belle offre de rachat de l'empire qui nous aurait permis de liquider la succession", s'emporte à propos de ce document trouvé par le petit neveu, maître Jean-Louis Rivière, l'avocat des oncles et cousins, cité par Paris Match.
Pas parce que c'était un torchon, mais parce qu'il n'aurait pas été signé selon les règles, ce testament sera déclaré invalide sur la forme par la cour d'appel de Paris qui va toutefois, entre novembre 2024 et février 2025, en examiner l'authenticité sur le fond, tout comme elle va le faire pour le précédent testament, présenté par Emmanuel Beffy.
Mais la justice va aussi se pencher sur une autre question... En mars 2023, une plainte a été déposée contre Rodrigo Basilicati-Cardin pour "abus de faiblesse et abus de confiance sur une personne âgée et faux et usage de faux". Certains membres de la famille accusent l'actuel président du groupe d'avoir profité de l'état fragile de Cardin les semaines précédant sa mort pour lui faire signer, le 1er novembre 2020, une procuration lui permettant d'agir en son nom. Des assertions que dément formellement le nouveau patron de Cardin. Enfin, des petites-nièces du créateur considèrent que Rodrigo Basilicati-Cardin aurait aussi récupéré indûment les 0,001% de la société qui ont fait de lui le successeur du couturier. Une accusation grave, qui, si elle était avérée, remettrait elle aussi tout en question.
Comme souvent, dans les questions d'héritage où les sommes en jeu sont colossales, c'est désormais la justice qui va passer et trancher. La marque Cardin, dont le fondateur repose auprès de celui qui a été l'amour se sa vie, est suspendue à ses décisions.