Les grandes familles françaises déchaînent les passions. Si certaines sont très connues, à l'instar des Arnault, à la tête du groupe LVMH, ou encore le clan Bettencourt-Meyers, héritiers de L'Oréal, d'autres familles sont bien plus discrètes. Mais on peut compter les grands reporters au Monde, Raphaëlle Bacqué et Vanessa Schneider, pour nous en livrer les secrets. Ces dynasties, elles les ont étudiées, et ont rapporté les plus folles histoires dans l'ouvrage Successions (éd. Albin Michel). Les Gallimard en font partie. L'histoire d'un conflit fratricide digne d'une "tragédie grecque".
Gallimard est à l'édition ce que Chanel est à la mode. Impossible d'ignorer ce nom tant la maison française s'est fait un nom. Premier éditeur indépendant, Gallimard c'est 40 000 titres, 9 000 auteurs et 260 collections littéraires. La famille fondatrice en contrôle toujours 90 % (avec un éventail de marques : Pléiade, Folio, J'ai lu, Casterman, Flammarion, Minuit...) et Challenges évoque une fortune de 349 M€. Et les journalistes Raphaëlle Bacqué et Vanessa Schneider font l'état d'une guerre fratricide digne d'un roman.
Christian, 78 ans, c'est le "fils préféré désormais maudit". D'abord choisi par Claude, le père, pour lui succéder, il a été violemment écarté du pouvoir, en 1984, au profit de son cadet, Antoine Gallimard. C'est cette date fatidique qui marque l'éclatement familial. Depuis, Antoine et Christian Gallimard ne se sont plus jamais adressé la parole, même lors des obsèques de leur père, en 1991. Tous les deux ont beau être aussi différents, ils ont vécu la même enfance dorée, avec leur soeur ainée Françoise, et la petite dernière Isabelle dans leur grand appartement, rue de l'Université dans le 7e arrondissement de Paris, non loin de la maison Gallimard, fondée en 1911 par leur grand-père Gaston. Déjà enfants, les deux frères ne s'entendent pas, Antoine dira : "Nous n'avons jamais eu aucun atome crochu, aucune vie affectueuse ou familiale commune." Sic.
Dès leur plus jeune âge, les enfants Gallimard le savent, ils font leur entrée dans la maison d'édition. À l'adolescence, leur père, Claude, leur demandera de cesser de l'appeler "papa", préférant désormais qu'ils l'appellent par son prénom, "un moyen de nous préparer", précise la jeune Isabelle Gallimard. Christian entre dans l'entreprise en 1968, devient rapidement numéro 2. Antoine rejoint le groupe au service juridique. La préférence est telle que Simone, la mère de Christian et Antoine, dira de Claude : "Son grand amour, ce ne sont ni ses autres enfants, ni moi, c'est son fils Christian. Il y a eu un amour-passion, comme on en voit rarement entre père et fils." Et pourtant...
Peu à peu, Claude Gallimard mesure chez son fils chéri, façonné à son image, une impatience et une envie de modernité qui semblent lui déplaire. Son arrogance et sa manière de bousculer les codes ne passent pas. Il faudra un simple investissement malheureux pour que Claude se paye Christian. Il s'en débarrasse "du jour au lendemain", précisent les autrices. "Comme on punit un enfant, il lui ordonne de quitter son bureau pour s'installer au grenier." Ce qui semblait être une brouille passagère est tout autre. Humilié, Christian part s'installer en Suisse, il lui faudra se battre aux côtés d'un avocat pour que son père lui laisse "sa vieille bagnole". "Il voulait tout lui prendre", le choc est "brutal".
En ombre de cette humiliation, une autre, celle vécue par Claude, des années auparavant. Lui aussi n'était pas l'héritier souhaité par son père Gaston, qui lui préférait son cousin, Michel, qui lui ressemblait bien plus. Mais alors qu'il s'apprête à succéder au fondateur de Gallimard, Michel meurt à bord de sa Facel Vega, en 1960, aux côtés de son meilleur ami qui n'est autre qu'Albert Camus. L'héritier du sang devient alors l'héritier légitime. Et comme lui, son fils Antoine, va prouver que même sans être choisi, "les Gallimard semblent être taillés pour le pouvoir". Depuis la mort de Claude Gallimard d'Alzheimer en 1991, la guerre de succession est d'autant plus terrible. Christian conteste toutes les décisions de son père. Mais Antoine, très bien entouré, résiste et a remis la maison sur les rails.
Aujourd'hui âgé de 75 ans, Antoine Gallimard est le père de quatre filles, quatre héritières : Charlotte, Laure, Margot et Louise. Et s'il n'évoque pas sa succession, c'est Charlotte qui semble le mieux taillée pour reprendre un jour les rênes de Gallimard. "Elles n'en ont pas les épaules", estime Christian. La hache ne sera jamais enterrée.