
"J’ai connu Charles Trenet au détour d’un coup de téléphone, un matin vers huit heures, alors que je venais à peine de me réveiller après une nuit où je travaillais dans un cabaret. Quand j’ai entendu sa voix, j’ai d’abord cru à un canular et j’ai raccroché au nez de celui qui se présentait comme “Charles Trenet”. Il m’a rappelé aussitôt, mort de rire, en me disant que ce n’était pas tous les jours qu’on osait raccrocher au nez du “Fou chantant”. J’ai fini par comprendre que tout était parti d’une initiative de ma mère : elle avait envoyé aux éditions Raoul Breton une photo et un enregistrement de moi, et Charles avait trouvé qu’il y avait une ressemblance entre nous. Voilà comment, presque par hasard, a commencé une amitié de plus de vingt ans.
Le lendemain de cet étrange appel, Charles m’a donné rendez-vous à midi chez lui, à Varennes. Je suis arrivé avec une heure de retard, la tête encore toute pleine d’appréhension et les bras chargés d’un bouquet de roses. Il a aussitôt planté ces roses dans son jardin, parmi d’autres fleurs – dont certaines artificielles – et c’est là que j’ai réalisé où je me trouvais : dans son fameux “Jardin extraordinaire”.
À l’époque, j’étais un jeune artiste qui se produisait en cabaret, après avoir officié au Club Med et dans divers spectacles. Ma rencontre avec Charles a chamboulé ma vie. Non seulement il m’a pris sous son aile, mais il m’a aussi fait rencontrer de grands noms du spectacle et de la chanson, comme Jean-Paul Belmondo, Renaud ou encore Charles Aznavour (qui héritera plus tard de l'un de ses trésors). J’ai partagé avec lui des anniversaires mémorables, notamment à la Closerie des Lilas, où j’ai vu les deux Charles – Trenet et Aznavour – jouer du piano et pousser la chansonnette ensemble, rejoints par d’autres artistes. À la fin, Aznavour avait pris une petite soucoupe pour faire semblant de “passer le chapeau”, ce qui avait beaucoup amusé les convives.

J’ai eu la chance de côtoyer un Charles Trenet très ouvert, généreux, qui n’avait pas eu d’enfant et qui me conseillait parfois comme s’il avait été mon père. Il me soutenait dans ma carrière, me faisait participer à des émissions télévisées, comme Sacrée Soirée, et m’encourageait à monter sur scène, convaincu que les jeunes artistes devaient être aidés. Nous avons même créé ensemble une association pour promouvoir la chanson francophone ; Charles en était le président d’honneur et venait régulièrement aux finales pour découvrir de nouveaux talents. Il aimait dire que lui-même avait été épaulé par Jean Cocteau, Max Jacob et d’autres mentors, et qu’il était normal de tendre la main aux plus jeunes.
En dehors de la scène, j’ai beaucoup voyagé avec lui. Nous prenions l’avion à Paris pour rejoindre Perpignan, puis nous sillonnions la côte : Narbonne, Aix-en-Provence, Juan-les-Pins… Il possédait plusieurs maisons un peu partout. Celle d’Aix, un manoir entouré d’un grand parc, (qui va retrouver une deuxième vie après des années laissée à l'abandon) était son lieu favori pour écrire et composer. À Juan-les-Pins, il avait une étonnante maison en forme de navire, avec plusieurs terrasses et une superbe piscine pour recevoir ses amis. Charles aimait le confort, les belles voitures (il avait notamment une Rolls blanche, sa “dame blanche”), mais il aimait aussi la solitude : s’isoler pour composer, rêver, retrouver le calme nécessaire à son inspiration. Sa vraie famille, disait-il souvent, c’était son public.

Les années passant, Charles a eu des ennuis de santé. Il a fait une attaque cérébrale et a dû séjourner dans une maison de rééducation à Louveciennes, une commune au calme, entourée de verdure, en grande banlieue parisienne. Malgré un certain handicap, il avait retrouvé un peu de vigueur mais il ne chantait plus. Malheureusement, une deuxième attaque lui a été fatale. Le jour de sa disparition, le 19 février 2001, j’ai appris la nouvelle au petit matin, par un journaliste de TF1 qui m’a téléphoné : “Vous vous doutez de la raison de mon appel?” Même si on s’y attendait, le choc fut immense.

Les obsèques de Charles ont été particulièrement émouvantes. Une messe a été célébrée à l’église de la Madeleine, à Paris, où se pressaient de nombreux artistes et hommes politiques, parmi lesquels Lionel Jospin, alors Premier ministre. La place de la Madeleine était noire de monde, et cette affluence populaire témoignait de l’affection que la France entière portait à Charles. Après la cérémonie, je suis allé au Père-Lachaise, où il a été incinéré. Il y avait beaucoup moins de monde à ce moment-là : seulement les proches, dont son producteur Gilbert Rozon, sa demi-sœur Lucienne, ses neveux et quelques amis fidèles.
Le lendemain, j’ai vécu l’épisode le plus marquant de mon existence : j’ai accompagné l’urne funéraire de Charles jusqu’à sa dernière demeure. Nous étions dans la voiture avec Georges El Assidi, son chauffeur et ayant droit (NDR contesté par la famille du chanteur), et je tenais l’urne contre moi, tout contre mon cœur. Durant le trajet qui nous menait de Paris à Canet-Plage, je ressentais une émotion indescriptible : J’avais Charles sur moi. Arrivés à Canet-Plage, dans son appartement en duplex, je me souviens d’avoir encore la sensation de la chaleur de l’urne contre ma poitrine. Puis, le lundi matin, nous sommes repartis vers Narbonne, où l’attendaient les autorités locales. Charles avait souhaité reposer auprès de sa mère et de sa grand-mère, dans le caveau familial, là où il était né et où une maison-musée commémore aujourd’hui sa mémoire.

Sur place, une fois la cérémonie terminée, nous avons déposé des bouquets de mimosa, ces fleurs jaunes lumineuses qu’il adorait et qui provenaient de son jardin de Juan-les-Pins. Ainsi se refermait le chapitre d’une vie extraordinaire : celle du “Fou chantant”, poète et magicien des mots, mais aussi celle d’un homme simple et attachant, d’un ami très cher dont la fidélité m’accompagne encore.
Aujourd’hui, je perpétue son souvenir. Je continue de chanter son répertoire, aussi bien ses titres les plus célèbres que d’autres, un peu moins connus, afin de faire vivre sa poésie inégalable. Je poursuis également son engagement auprès des jeunes talents, comme il l’aurait souhaité. Souvent, je me remémore ces instants forts : nos voyages, les moments autour du piano, son jardin extraordinaire, et puis, bien sûr, ce voyage ultime avec l’urne, posée contre mon cœur. C’est un héritage artistique et humain que je ressens chaque jour, un patrimoine que nous devons préserver et transmettre : tant que l’on chantera Douce France, Y’a d’la joie ou Le Jardin extraordinaire, Charles ne disparaîtra jamais vraiment des mémoires et des cœurs."