
"Je l’avais assez régulièrement au téléphone parce que nous avions des enfants en bas âge et qu’il essayait de les appeler le plus souvent possible. Je l'ai eu juste avant qu'il ne monte dans l’hélicoptère." Dix ans ont passé mais à l’évocation de cette journée funeste du 9 mars 2015 qui a vu sa vie basculer, la voix de Valérie Guinard reste blanche. Son mari, Volodia Guinard, faisait partie des cinq techniciens décédés dans le crash survenu en Argentine, aux côtés des pilotes et de trois célèbres sportifs : Florence Arthaud, Camille Muffat et Alexis Vastine. Tous étaient embarqués dans une nouvelle émission de télé-réalité baptisée Dropped. Le concept, produit par Adventure Line Productions (ALP) à qui l’on doit aussi Fort Boyard ou Koh-Lanta et que devait présenter Louis Bodin, était le suivant : des compétiteurs étaient lâchés en équipe en pleine nature et devaient retrouver la civilisation.
"Ça faisait longtemps que Volodia travaillait pour ALP, raconte Valérie Guinard sa veuve, qui est aussi la présidente de l'association des victimes de l’accident à Purepeople. En 2006, il était parti sur Fort Boyard mais c’est surtout pour les tournages de Koh-Lanta, où je l’avais même rejoint en 2012, qu’il était appelé. Il partait quasiment tous les ans sur l'émission. Sur son contrat, il était écrit réalisateur, mais c’était un peu flou. Il avait aussi la casquette de journaliste. C'est pour ça qu'il se trouvait dans un hélicoptère à ce moment-là."
Ce soir-là, quelques heures après le coup de fil de son mari, un numéro inconnu appelle Valérie sur son portable. "Je n’ai pas répondu, se souvient-elle, je me suis dit que je verrai le lendemain. Mais avant d’aller me coucher, une tante m'a envoyé un message en me disant "il y a eu un accident en Argentine". Moi, je pensais que mon mari était au Chili. donc je lui ai dit, "bah non, c'est pas lui, tout va bien". Et puis j'ai eu quelques secondes de réflexion et j’ai écouté le message. C’était le directeur de l’époque qui m'annonçait qu'il y avait eu une catastrophe sur le tournage et qu'il fallait que je le rappelle au plus vite. À 23h30, je l'ai appelé. il m'a annoncé la nouvelle. Et tout est allé très vite. L’info était déjà sur BFM, je me suis donc chargée de prévenir la mère de Volodia, son père et son frère pour qu’ils ne l’apprennent pas à la télé. C'était la soirée de l'horreur."

Les jours qui suivent sont confus dans l’esprit de Valérie qui rapidement, du fait de la proximité de son mari avec la production, devient l'interlocutrice entre les familles des victimes et ALP. "J'ai plutôt été informée de ce qui se passait et j'avais des interlocuteurs assez facilement quand j'avais besoin d'avoir une réponse, reconnaît-elle, estimant avoir peut-être eu un traitement de faveur par rapport aux autres familles. J’ai eu Franck Firmin-Guillon, le directeur de la production au téléphone. Nonce Paolini le patron de TF1 qui m'a appelée pour me présenter ses condoléances. Mais je n’ai jamais eu d’excuses…"

Dans ce type d’affaire, la démarche n’a rien d’anodin. S’excuser, c’est reconnaître une responsabilité. Or, de ce point de vue, les choses ne sont encore pas tranchées. À ce jour, la justice n’a pas encore fini son travail.
"L’affaire civile a été jugée pour quatre familles de techniciens, rappelle à Purepeople Solenn Le Tutour avocate en droit aérien qui défend des familles de victimes. La Cour de cassation a confirmé la responsabilité du producteur Adventure Line Productions, dont la faute inexcusable, en sa qualité d’employeur, a été reconnue en ce qu’il n’avait pas mis les moyens nécessaires pour préserver ses salariés de la survenance d’un accident du travail alors même qu’il avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel il exposait ses salariés. Sur le volet pénal, plusieurs personnes ont été mises en examen pour homicides involontaires. Les familles attendent les réquisitions du ministère public qui demandera ou non leur renvoi devant un tribunal correctionnel pour qu’elles y soient jugées pénalement."

Dix ans. Pour les victimes, l’attente est interminable. Pour commémorer ce triste anniversaire, les familles ont, cette année encore, réalisé une vidéo pour expliquer où en est l’affaire, afin qu’elle ne tombe pas dans l’oubli. "On est sur le plus gros accident de télé-réalité de l’histoire, s’insurge Valérie Guinard. Il y a 10 personnes qui sont mortes, et des leçons n’ont pas été tirées : il y a encore des tournages à risque. Ça nous met en colère. On voudrait que la responsabilité de la production soit clairement établie. Est-ce que ça vaut la peine que 10 personnes meurent pour 10 secondes d’image ?"
Établir la responsabilité de la production dans cet accident, tel serait l’enjeu du procès qu’attendent encore les familles. Mais pourquoi le délai est-il si long ?
"Adventure Line Productions a toujours répondu à l’ensemble des demandes de la justice et coopéré avec les services d’enquête. Elle n’a jamais cherché à ralentir les investigations", répond Maître Mathias Chichportich qui défend la production, devançant ceux qui estimeraient qu’il y a eu des obstructions volontaires pour différer l’éventuel procès. Il ajoute : "La raison pour laquelle l’enquête prend du temps n’est pas le fait d’ALP et encore moins celui des familles des victimes. Il s’agit d’un dossier très complexe actuellement dans le bureau du procureur de la République qui a la charge de prendre son réquisitoire. À ce stade, il n’y a rien de définitif. La question qui se pose n’est pas de savoir si ALP est coupable mais s’il y aura un procès dans cette affaire."

Pour les familles des victimes, il doit nécessairement avoir lieu. Via leur avocate, elles pointent en effet du doigt ce qu’elles estiment être des fautes ou à tout le moins les très nombreux manquements qui, selon, elles, ont immanquablement conduit à l’accident.
"Tout d’abord, les deux pilotes d’hélicoptères qui avaient été recrutés pour ce vol très dangereux n’avaient aucune expérience du vol dit rapproché, qui consiste à faire voler deux hélicoptères côte à côte et en l’espèce à 360°, comme ce fût le cas ce jour-là, dénonce Maître Le Tutour qui énumère : "Ensuite, aucun de ces pilotes n’était techniquement formé à ce type de vol, ce que la production n’avait pas vérifié en amont. Aucun moyen de communication n’existait entre les deux hélicoptères. Les pilotes ne pouvaient donc compter que sur un contact visuel, hautement risqué, alors que les pilotes n’étaient ni expérimentés ni formés à ce type de vol." L’avocate des victimes relève également que "ce vol très dangereux n’a jamais été préparé en amont. Aucun vol d’essai à vide n’a été réalisé avant d’embarquer les 8 passagers, alors qu’il était interdit de procéder à ce type de vol avec des passagers." Maître Le Tutour note aussi que les deux pilotes ne se connaissaient pas. "L’un d’eux avait été désigné à la dernière minute pour remplacer un autre et ne totalisait que quelques heures d’expérience sur l’appareil qu’il venait de prendre en main. Ajoutez à cela le fait qu’il s’agissait d’appareils destinés au secours public en montagne et non à des fins d’activités commerciales. En outre, aucun plan de sécurité relatif aux risques inhérents à l’utilisation d’hélicoptères n’a été mis en place. Les seuls risques envisagés étaient ceux de se cogner la tête en montant dans l’appareil ou de se fouler la cheville en descendant… Une collision ou un accident mortel n’avaient pas été envisagés. Pour finir, conclut l'avocate, sachez que la veille de l’accident, l’hélicoptère avait manqué son atterrissage générant un incident."

À toutes ces accusations, la production, via Maître Chichportich, oppose cette réponse nette : "Aucune faute pénale ne peut être reprochée aux équipes d’ALP. Si des manquements à la réglementation ont eu lieu, ils ne leurs sont pas imputables.” Le défenseur de la production explique ainsi que cette dernière avait engagé un producteur exécutif local, qui avait déjà été en charge de la version suédoise de Dropped, ainsi qu’un responsable logistique et sécurité. "Un producteur français n’est pas un expert aéronautique et a fortiori un spécialiste de la réglementation argentine. Sa responsabilité est de s’adjoindre des professionnels spécifiques, compétents et expérimentés. Le producteur propose et suit les recommandations des experts", déclare le défenseur d’ALP avant d'expliquer que le rapport du JIAAC, (NDR : l'équivalent du Bureau d'enquêtes et d'analyses pour la sécurité de l'aviation civile) considère que "le facteur déclencheur de l’accident est un défaut d’appréciation des pilotes, ce qu’on appelle l’erreur de pilotage, précise-t-il. Une telle erreur peut-elle être imputable à producteur audiovisuel ? La réponse est non".

Maître Chichportich reconnaît que le rapport du JIAAC a établi des manquements à la réglementation argentine liés au vol des appareils. "Ces manquements peuvent-ils être imputables à un producteur français ? De surcroît, quand les aéronefs sont pilotés par des militaires expérimentés sous l’autorité d’une collectivité publique, elle-même en charge de faire respecter la réglementation ?", s'interroge l'avocat en ajoutant : "L'un des deux pilotes avait déjà volé sur les mêmes lieux et dans les mêmes conditions un an auparavant sans qu’il n’y ait le moindre incident. Les producteurs exécutifs et l’expert sécurité recruté par ALP étaient eux aussi présents sur le tournage suédois. Aucune alerte d’un risque quelconque n’a été émise avant le vol. Aucune instruction financière n’a été donnée au détriment de la sécurité des participants."
Et le défenseur de la production de conclure : "Cet accident est tragique, les équipes d’ALP en sont encore bouleversées. Certains ont perdus des amis et auraient également pu perdre la vie ce jour-là. Tous comprennent la douleur et la colère des familles qui demandent légitimement la vérité et la justice. Il ne s’agit aucun cas de se défausser sur d’autres. ALP assume ses responsabilités mais elle n’accepte pas que l’intégrité de ses équipes puissent être mis en cause. La sécurité des participants a toujours été la priorité."
Telle est la question qui se posera peut-être pour la justice. Demandera-t-elle un procès ? C’est le plus grand souhait des familles des victimes afin de clore ce chapitre de leur vie, qui "laisse une trace indélébile", rappelle Valérie Guinard. Elle explique vouloir notamment aller au bout de cette démarche pour ses enfants. "On fait ça pour que ceux qui se sont retrouvés orphelins de père ou de mère, puissent se construire sans eux... Les miens avaient 6 et 8 ans quand leur père est mort. Aujourd'hui, ils ont 16 et 18 ans. Ça a créé un manque dans la construction de chacun et ça se ressent. Il y a une colère en eux. Chez nous, le plus petit a eu du mal à comprendre. Un mois ou deux après la mort de son père, il me demandait très souvent quand est-ce qu’il rentrerait. Pour eux, pour nous, on veut aller de l’avant. On veut qu’ALP reconnaisse ses responsabilités, reconnaisse que cet accident, avec cette préparation hâtive, était inéluctable et que la justice aille au bout de sa mission."
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